Quand Marseille regarde la création ultramarine
La Friche la Belle de mai, à Marseille, consacre un cycle et deux expositions aux artistes d’outre-mer. Un temps fort qui replace ces territoires au cœur de la scène artistique contemporaine.
Comment écrire une histoire collective quand on manque d’archives, quand l’oralité et l’immatériel sont au cœur des cultures des territoires dits ultramarins ? Cette réflexion sur le vide et la reconstruction de la mémoire habite le travail des quelque cinquante artistes issus de la Martinique, de la Guadeloupe ou de La Réunion exposés à la Friche la Belle de Mai à travers le cycle « Un champ d’îles », en référence au poème du Martiniquais Édouard Glissant.
Le vaste ensemble industriel marseillais leur consacre deux expositions : « Astèr Atèrla » (« Maintenant et ici » en créole réunionnais), et « Des grains de poussière sur la mer », titre faisant échos à la phrase prononcée par le Général de Gaule lorsqu’il survola la mer des caraïbes en 1964 durant un voyage d’État. Une formule hors-sol qui traduisait un manque de connaissance de ces territoires et de considération de la France hexagonale pour ses anciennes colonies.
Moment historique pour les artistes ultramarins
À l’heure où Mayotte vit une crise migratoire sans précédent et que l’Hexagone interroge le droit du sol, et deux ans après les révoltes des Antilles françaises, notamment en Martinique et en Guadeloupe, ayant réveillé le débat sur les scandales sanitaires dus au manque d’eau et à la pollution liés à l’usage du chlordécone administré par la France jusqu’en 1991 – malgré les alertes de l’OMS –, cette prise de position artistique est éminemment politique.
« Les artistes issus de ces territoires n’arrivaient pas à trouver de réseaux en France et ont dû pendant longtemps s’appuyer sur la solidarité de leurs camarades malgaches, maliens ou sénégalais pour exposer, observe Alban Corbier-Labasse, directeur de la Friche. On assiste à un moment historique pour cette scène, notamment avec l’artiste originaire de la Martinique Julien Creuzet qui représentera le pavillon français à la biennale de Venise. Il faut continuer ce travail de représentation. »
Ce travail a notamment été amorcé par le plasticien Raphaël Barontini. L’artiste français originaire d’Italie et de Guadeloupe a récemment investi le Panthéon à Paris, dans un geste décolonial, en présentant l’exposition « We could be heroes ». Il présente à la Friche la Belle de mai deux de ses collages et peintures sur textile rendant hommage aux héros noirs effacés de l’histoire. « Faire quelque chose à Marseille, plutôt qu’à Paris, symbole du rapport colonial avec ces territoires, n’est pas anodin. Cela décentre déjà le regard », poursuit Alban Corbien-Labasse.
Des démarches poétiques et politiques
Dans le parcours « Des grains de poussière sur le mer », la commissaire Arden Sherman a choisi la sculpture comme médium pour rendre compte d’un travail qui interroge les vestiges de la colonisation dans les sociétés contemporaines. À l’exemple de l’artiste martiniquais Jean-François Boclé, 53 ans, et son installation Consommons racial. Devant un large mur immaculé, un rayonnage de supermarché de près de 7 m de long présente des produits de consommation collectés de 2005 à 2017 en Amérique latine, dans les Caraïbes, aux États-Unis, en Europe et en Asie. « Je ne voulais pas qu’un pays plus qu’un autre soit accusé. Tout le monde est représenté. C’est une skyline de ce qu’il reste de la colonisation dans notre supermarché de l’humanité », résume l’artiste.
À gauche, des bébés blancs tout sourire s’affichent sur du papier-toilette et incarnent la douceur, la famille. Au centre, des produits à l’effigie de rois, de pirates, de corsaires, de caravelles effacent les natifs-américains, tandis qu’à droite le capitalisme prend forme à travers la marchandisation d’une partie de l’humanité. Les produits représentent ainsi des Noirs qui s’affairent à des taches domestiques, comme sur le sirop Aunt Jemima, qui préparent le petit déjeuner quand d’autres sortent les poubelles. La marque La Negrita fabriquée en Colombie montre une femme noire représentée tel un sac d’ordures. « Je n’ai jamais vu un objet aussi raciste et aussi diffamant envers les femmes et les Noirs », pointe Jean-François Boclé.
Moins radicales, les sculptures poétiques d’Ernest Breleur, 79 ans, plasticien martiniquais de renommée internationale, s’attachent à la question du vivant et du féminin. Une manière de dépasser la notion de racines, dans la lignée de la pensée de Glissant. Même démarche poétique du côté de l’artiste guyanaise Nathalie Leroy Fiévée et son poème inscrit in situ et en créole sur les murs de l’espace d’exposition. Un texte qui célèbre les fondamentaux, la terre, le retour au jardin créole et aux plantes médicinales qu’elle a pu observer chez les plus anciens, comme chez sa grand-mère. Ce concept, né à Cayenne en 2017 pendant les mouvements sociaux, se lit comme un échantillon du travail réalisé par l’artiste avec des élèves du collège de Cayenne qui ont pu dessiner et réaliser 54 parcelles d’un jardin fraternel.
Plus chaotique, mais empreint de cette même volonté de construire un nouveau langage territorial, le travail de la Martiniquaise Louisa Marajo. L’artiste de 37 ans présente une installation faite de palettes de bois de chantier et d’images de paysages de l’île en cendres. « J’interroge notre rapport aux cocotiers, ici affichés en noir et blanc, qui se métamorphosent autour des flammes, des cendres. Il y a un retournement de la carte postale comme possible renouveau, celui de se reconstruire de nos ruines », décrit celle qui travaille ses installations à partir de dessins illustrant les vagues, la montée des eaux, les sargasses… « C’est l’histoire des migrations actuelles et à venir, ce qu’elles nous disent et ce que l’on ne veut pas voir. »
Art-créologie, de la mémoire de la terre à la mémoire des corps
Repenser la terre et le territoire pour cultiver la mémoire, une dynamique qui est aussi au cœur du travail des artistes réunionnais représentés par le Frac de La Réunion, seul implanté dans les outre-mers. Dans cette exposition déjà présentée à Tours, en Indre-et-Loire, au Centre de création contemporaine Oliver-Debré (CCCOD), et proposée en version augmentée à la Friche, les artistes inventent aussi une autre topographie. Kako et Stéphane Kenkle s’enterrent nus sur un terrain de verdure pour fusionner avec leur culture. Ces photos ont été prises dans la Kour Madame Henri à Mont-Vert-les-Hauts, à La Réunion, dans un ancien champ de cannes à sucre devenu une zone agricole à défendre (ZAD). « Il s’agit d’un vrai geste décolonial, martèle Julie Crenn, commissaire de l’exposition Astèr Atèrla. Ils ont déplanté la canne en réponse à sa “sur-présence” sur le territoire réunionnais pour un faire un potager, où ils cultivent notamment le manioc pour ramener les gens à la terre et au “consommer-pays”, à l’heure où beaucoup d’aliments viennent de l’importation. »
Non loin de là, une série de 300 dessins d’observation ont été réalisés par le duo Kid Kreol et Boogie autour du culte de saint Expédit, introduit dans les années 1930 à La Réunion par les colons européens. « La culture créole est basée sur l’immatériel. En tant que plasticiens, on a voulu retrouver les traces de ce culte grâce à une carte IGN, car c’est un culte secret qui se fait dans l’intimité de l’espace public. Ce qui nous intéressait, c’est ce que les Réunionnais ont construit de leurs mains. On a donc simplement gardé les autels rouges, et ôté toutes les offrandes et statues des dessins », révèle le tandem. Une démarche qui s’inscrit dans le mouvement art-créologique plébiscité par de nombreux plasticiens de la nouvelle génération issus de ces territoires.
« La question de la culture matérielle créole est très importante, car les objets majoritairement exposés aujourd’hui sont ceux du maître », constate le plasticien né à La Réunion de parents tunisiens exilés, Yassine Ben Abdallah, venu s’exprimer lors du symposium organisé à l’ouverture des expositions. « Il y a eu des milliers d’esclaves déportés à La Réunion, et pourtant aucune trace de chaînes n’a été retrouvée. Se pose ainsi la difficulté plastique dans notre travail », s’interroge l’artiste qui a notamment exposé ses moulures de machettes en sucre à la Villa Noailles, à Hyères dans le département du Var, à travers sa série « Mémoires de plantation ».
Une manière aussi de questionner l’omniprésence du sucre dans ces territoires. « Le sucre est dans le corps des populations, majoritairement diabétiques », rappellera un artiste présent parmi le public. En l’absence d’objets, c’est donc la mémoire des corps que ces artistes travaillent aussi. « Beaucoup d’entre nous s’inscrivent dans cette démarche là et travaillent sur la question de l’absence, observe le créole-tunisien, comme il aime se définir. Car quand on a plus rien, il faut inventer. »
Astèr Atérla jusqu’au 2 juin et Des grains de poussière dans la mer, juqu’au 28 juillet à la Friche la belle de mai, à Marseille.
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