Dossier santé : À quand des labos au sud du Sahara ?
Le marché pharmaceutique est en pleine croissance. Pourtant, confrontés à une féroce concurrence asiatique et à de nombreuses barrières réglementaires et logistiques, les acteurs locaux peinent à émerger dans les pays francophones.
Santé : à quand des labos au sud du Sahara ?
C’est tout le paradoxe du marché pharmaceutique africain : bien qu’il progresse de plus de 10 % par an à l’échelle du continent, les acteurs subsahariens peinent à y trouver leur place. Le secteur, qui devrait peser quelque 45 milliards de dollars (33 milliards d’euros) en 2020, selon la société d’études IMS Health, reste aux mains des multinationales.
Celles-ci délèguent la fabrication de génériques – qui représentent la quasi-totalité des médicaments consommés sur le continent – à des unités (filiales ou sous-traitants) spécialisées dans le façonnage. Le continent en compte environ 500, dont seulement une quinzaine en Afrique subsaharienne francophone. En matière de production, hors du Maghreb et de l’Afrique du Sud, « tout reste à faire », confirme Gilles Pedini, associé chez Deloitte.
Principale acheteuse de génériques en Afrique subsaharienne francophone (25 % des importations de la zone), la Côte d’Ivoire ne produit que 5 % des génériques qu’elle consomme. « Du fait de l’impact de la guerre, le pays ne compte, paradoxalement, qu’une unité de production à capitaux ivoiriens [Cipharm]. Mais le président Alassane Ouattara souhaite le doter de sept unités supplémentaires d’ici à trois ou quatre ans », souligne Guy-Bertrand Njambong, directeur technique des ventes pour la branche pharmaceutique du groupe Unipex (chimie, cosmétiques, nutrition…). Au Sénégal – autre poids lourd de la consommation sous-régionale avec environ 16 % des importations de l’Afrique subsaharienne francophone -, les équipements industriels sont également aux mains des multinationales ou d’entreprises maghrébines, comme West Afric Pharma, filiale du marocain Sothema, qui a lancé sa production au début de l’année.
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Par comparaison, le Ghana produit 25 % des génériques consommés localement. Le pays compte une trentaine de sites de production, avec des réussites emblématiques comme Danadams, seul fabricant d’antirétroviraux du pays, dont le chiffre d’affaires a bondi de 1,3 à 7,6 millions de dollars entre 2006 et 2010.
Pépites
Si les laboratoires locaux sont moins nombreux dans les pays francophones qu’en zone anglophone, il existe des cas emblématiques, « à l’image du Togo et du Bénin », précise Gilles Pedini, qui prouvent qu’une africanisation du secteur est possible. Parmi ces « pépites », le laboratoire Pharmaquick, à Cotonou. Sa stratégie : faire simple en se limitant au principe actif et à l’excipient (sans agent de saveur ou autre dispositif destiné à faciliter l’ingestion) pour s’adapter au pouvoir d’achat local. « Cela lui permet de produire de gros volumes et de répondre à de nombreux appels d’offres », explique Guy-Bertrand Njambong.
Le Cameroun, troisième importateur de génériques en Afrique subsaharienne francophone, compte également une poignée d’acteurs locaux, dont Genemark, Imipharmi et Cinpharm. Ce dernier, dont le laboratoire a été créé en 2010, a bénéficié de l’appui technologique de l’indien Cipla, puis noué un partenariat avec le groupe allemand Sandoz en avril 2012 afin d’améliorer la qualité de ses produits et ses normes de fabrication. Mais depuis mars 2013, l’usine de Cinpharm est à l’arrêt faute de trésorerie pour acheter de la matière première.
Outre les difficultés de financement, le développement de la production locale de génériques se heurte à une concurrence asiatique de plus en plus rude. Ces dernières années, les volumes de génériques et de matières premières (principes actifs et excipients) en provenance de Chine et d’Inde ont plus que doublé. « Sur nos approvisionnements provenant d’environ 400 fournisseurs, un bon tiers provient d’Asie, et cette proportion ne cesse de croître », confirme Léopold Juompan Yakam, président du conseil d’administration d’Ubipharm, numéro deux de la distribution pharmaceutique en Afrique.
Morcellement
Tandis que la Chine a la haute main sur les matières premières, l’Inde occupe une position solide sur le marché des produits finis, notamment grâce à l’implantation en Afrique du Sud des géants Ranbaxy, Cipla et Dr. Reddy’s, qui, au-delà du marché local, utilisent la nation Arc-en-Ciel comme un tremplin vers l’Afrique de l’Est. Le 16 juillet, Cipla a pris le contrôle total de Cipla Medpro, troisième entreprise pharmaceutique sud-africaine, dont il détenait jusque-là 50 %. La transaction, d’un montant de près de 350 millions d’euros, a représenté le plus gros investissement jamais réalisé par une société indienne dans le pays, preuve de l’importance attachée par le groupe à ce marché.
Enfin, les pays subsahariens francophones commencent à éveiller la convoitise des industriels maghrébins. « Le Maroc regarde la zone avec intérêt, pour l’export et l’investissement, mais se heurte à la faiblesse des flux logistiques entre les espaces maghrébins et subsahariens », indique Gilles Pedini.
Face à ces appétits, les États et les institutions internationales reconnaissent la nécessité de renforcer l’industrie locale. Une stratégie officialisée en 2007 avec le lancement du Plan de fabrication de produits pharmaceutiques pour l’Afrique, sous l’égide de l’Union africaine, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi). Mais six ans plus tard, alors que s’amorce la phase opérationnelle de ce plan, force est de constater que les obstacles demeurent, qu’ils soient logistiques ou réglementaires – absence d’harmonisation qui empêche la libre circulation des médicaments (même homologués selon des normes internationales), délais d’autorisation de mise sur le marché, etc. Sans parler du manque de connaissance statistique du marché, de la pénurie en ressources humaines et de l’absence d’organisation panafricaine susceptible de faire parler le secteur d’une seule voix… « Le morcellement réglementaire est un frein. Faute de véritables marchés régionaux, l’industrie pharmaceutique africaine est vouée à rester marginale », résume Léopold Juompan Yakam. La route est encore longue avant de pouvoir rivaliser avec les multinationales occidentales et asiatiques.
Sothema, un marocain à Dakar
En créant une unité de production au Sénégal, le groupe mise sur des prix serrés pour toucher le marché national et la sous-région.
Inaugurée en mars, l’usine de West Afric Pharma, filiale sénégalaise du groupe marocain Sothema, n’a pas encore trouvé son rythme de croisière. Pour le moment, seuls quatre médicaments sont produits sur le site – « mais une vingtaine d’autres le seront en 2014 », annonce Sidi Mohamed Lahlou, le directeur général de West Afric Pharma. Le reste de la gamme est toujours importé de l’usine de la maison mère, à Bouskoura (dans la banlieue de Casablanca), sous la forme de produits semi-finis, et mis en boîte sur place. Toutes les opérations répondent aux normes BPF (pour « bonnes pratiques de fabrication »), qui certifient la traçabilité des médicaments.
Le retard du transfert de technologie entre le Maroc et le Sénégal serait dû à des problèmes logistiques. « Nous sommes encore en phase de démarrage, reconnaît Awa Ly Barry, la pharmacienne responsable, diplômée de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Nous n’avons pas encore déterminé la quantité de médicaments à fabriquer annuellement. »
Bains de bouche
Mais selon sa direction, le début de la production de liquides (sirops, solutions pour bains de bouche, etc.) est imminent ; des locaux spécifiques sont déjà construits et attendent d’être équipés. Implanté dans la banlieue de Dakar, au sein du centre horticole de Cambérène, le site de production de West Afric Pharma a nécessité un investissement de 8 millions d’euros.
Pour l’heure, la filiale de Sothema n’alimente que le marché sénégalais, aussi bien la Pharmacie nationale d’approvisionnement que des grossistes privés (Laborex, Cophase, Sogen, Sodipharm, etc.). Mais à terme, elle vise la sous-région. Selon la directrice du marketing et du développement, Btissam Lamhannad, le lancement dans d’autres pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) est toujours prévu en 2013.
Le potentiel du marché est énorme : au Sénégal, 90 % des médicaments consommés sont importés. « Nous comptons inverser cette tendance assez rapidement en proposant des produits à la portée du consommateur sénégalais, assure le directeur général. Par rapport aux autres laboratoires, nous allons réduire considérablement nos marges. » Sans perdre de vue l’objectif principal : atteindre l’équilibre financier d’ici à trois ans. Bintou Bathily, à Dakar
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