Quatre ans après le génocide des Tutsi, « Rwanda : écrire par devoir de mémoire »
En 1998, l’écrivain tchadien Nocky Djedanoum, fondateur de Fest’Africa, invite des écrivains à venir au Rwanda pour écrire sur l’indicible. Cette initiative, unique dans l’histoire de l’Afrique, a donné naissance à une dizaine de textes puissants. L’intéressé nous raconte les intentions qui l’habitaient alors, il y a presque 30 ans.
Juillet 1998. Quatre ans après le génocide des Tutsi du Rwanda, qui a fait un million de morts dans l’indifférence générale, et en particulier celle de l’Afrique. Sous l’impulsion de Fest’Africa, festival de littérature et des arts négro-africains que j’ai créé en France sur les bancs de l’École Supérieure de Journalisme de Lille (ESJ) avec un groupe de camarades, je pris l’initiative d’inviter un certain nombre d’écrivains africains pour une résidence d’écriture dans le pays – ensanglanté – aux Mille Collines.
Une première en Afrique
L’ambition principale de ce projet, intitulé « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », était avant tout de témoigner de notre solidarité morale envers le peuple rwandais et de rompre la loi du silence. Nous étions au nombre de dix : Monique Ilboudo (Burkina Faso), Véronique Tadjo (Côte d’Ivoire), Meja Mwangi (Kenya), Tierno Monénembo (Guinée Conakry), Boubacar Boris Diop (Sénégal), Abdourhaman A. Waberi (Djibouti), Jean-Marie Vianney Rurangwa (Rwanda), mon compatriote Koulsy Lamko (Tchad), et moi-même. Sur place, Vénuste Kayimahe, rescapé du génocide, a rejoint le groupe. Chacun de nous s’était engagé à produire une œuvre de fiction pour que ce « crime contre l’humanité » ne soit pas oublié.
Ce voyage des écrivains africains au Rwanda fut une première en Afrique. En effet, dans l’histoire de la littérature africaine, jamais un groupe d’écrivains ne s’était penché sur le drame d’un pays donné afin de confronter ensemble leurs sensations et réflexions en vue de produire des œuvres de fiction. Bien entendu, en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire littéraire négro-africaine, nous sommes redevables du courage de nos pères et frères aînés, Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Jacques Rabemananjara, et autres bâtisseurs de beauté et chantres de la négritude qui se sont engagés, en leur temps, pour « l’affirmation des valeurs culturelles du monde noir ». Comment oublier le congrès des écrivains et artistes noirs de 1956 à la Sorbonne à Paris ? Celui de 1959 à Rome, le festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966, et en 1977 à Lagos, qui témoignent de cette époque où il y avait une solidarité et un bouillonnement d’idées pour le devenir de l’Afrique et de la diaspora noire ?
« Soleils des indépendances »
Plus d’un demi-siècle après les indépendances, nous devons être amenés à nous interroger sur les acquis de ce mouvement. Qu’est-ce qu’une dignité humaine si l’on ne mange pas à sa faim, si l’on ne bénéficie pas des soins médicaux les plus rudimentaires, si l’éducation est à l’agonie dans un certain nombre de pays, si la mort gratuite semée à la volée par les guerres civiles est banalisée ?
Face à ces spectacles de désolation, force est de reconnaître que les écrivains ont été incontestablement les premiers et les plus nombreux des intellectuels africains à prendre des risques pour rire de ces « Soleils des indépendances », qui n’ont de rayons lumineux qu’un épais brouillard à couper à la hache. Les spécialistes de la littérature africaine évoquent à juste titre la littérature de désenchantement pour qualifier ces années de dictature et de gabegie à ciel ouvert. Et voilà que dans cette marche claudicante de l’histoire du continent, le génocide des Tutsi du Rwanda nous tombe dessus en avril 1994. En direct sur nos petits écrans de télévision.
Tragédie culminante du continent
Horrifiés par la violence et le chaos et portés par l’esprit du dialogue et de la paix, nous sommes allés au Rwanda nous recueillir sur ce que je considérais comme la tragédie culminante du continent. Nous sommes allés partager en famille cette immense douleur que reflète le miroir de notre histoire commune. L’histoire, celle de l’Afrique noire, vécue différemment selon les peuples et les époques, demeure transversale. C’est à l’aune de ce dénominateur commun de notre existence que cette résidence d’écriture au Rwanda a pris tout son sens.
Le Rwanda est devenu pour nous le lieu charnière de notre indignation et de notre engagement. C’est le sol d’Afrique sur lequel nous avons planté nos pieds en rêvant une nouvelle fois de diluer et de vider l’encre de notre négation multiséculaire. Dans ce petit pays au centre de l’Afrique où se sont concentrées toutes nos négations humaines, nous nous sommes posé à haute voix la question de notre responsabilité et de notre impuissance intellectuelles. Dans cette région des Grands Lacs où nous avons bu jusqu’à la lie et jusqu’à l’ivresse notre échec africain et humain, nous avons fait le pari de pousser encore plus fort et plus haut nos cris d’indignation et d’espoir. Et nous nous sommes assignés le devoir de parler au nom de ces centaines de milliers de morts, de soustraire à l’oubli leurs visages et de rallumer, si possible, la flamme de l’humanité pour qu’ils ne soient pas morts une deuxième fois.
Gratter l’écorce…
Que peut faire la littérature, et en particulier la fiction, face à une telle immensité de douleur ? Cette question est revenue souvent dans les discussions que nous avons eues avec nos sœurs et frères Rwandais. Il y avait chez eux une peur presque obsessionnelle de la fiction. Nous avions remarqué dans leurs interrogations une très grande méfiance vis-à-vis des écrivains. Une méfiance somme toute légitime.
Écrire est en soi une rude bataille contre le néant, contre la mort. C’est un écorché vif, l’écrivain qui gratte l’écorce du caïlcédrat amer transformé en mots. La littérature n’est jamais le griot de la haine. La littérature est infini désir d’humanité. Car chaque mot qu’accouche l’écrivain dans sa solitude exacerbée porte les semences de la paix. Évoquant la pensée de Césaire dans son essai Alioune Diop, le bâtisseur du monde noir, le portraitiste ivoirien Frédéric Grah Mel ne dit pas autre chose : « Les poètes, les artistes, les écrivains et les penseurs, brassant souvenirs et espérances dans la quotidienneté des souffrances et des dénis de justice, doivent constituer ces grandes réserves de foi, ces grands silos de force où les peuples, dans les moments critiques, puisent le courage de s’assumer et de forcer l’avenir. »
En fait, les écrivains africains n’ont jamais cessé de penser leur continent depuis l’époque de la négritude jusqu’à nos jours. Durant toutes ces années, ils ont ouvert leurs pages et leurs nuits blanches aux mots. Ils ont continué de proclamer leur amour pour leur société, leur pays, leur continent. Ils ont rêvé de luxuriance dans le désert du Sahara. Ils ont rêvé de faire chanter les pygmées, exclus, dit-on, de notre société dite civilisée. Ils ont rêvé d’un ciel de soleil, d’ombre, de pluie et de clémence. Ils ont rêvé, et rêvé encore, de changer la vie prise dans l’étau des dictateurs et du puissant colonisateur. Ils ont rêvé de ne pas mourir asticots dans les latrines des juntes militaires. Ils ont rêvé d’exorciser les guerres civiles. Ils ont tant rêvé, dans leur chair et dans leur âme, jusqu’à la prison et à la pendaison.
Une idée complètement folle
Au bout de deux mois de séjour – juillet et août 1998 –, suivis d’autres allers et retours, nous sommes parvenus à publier dix livres à la mémoire des victimes du génocide. Ce fut une première en Afrique. Très vite, la question de la diffusion de ces œuvres s’est imposée à moi. C’est alors que j’ai eu l’idée d’organiser la première édition africaine de Fest’Africa, sous forme d’un colloque international au Rwanda. Pour faciliter l’accès de la population, et surtout des jeunes, à nos écrits, j’ai suggéré à mon compatriote Koulsy Lamko, l’un des meilleurs auteurs dramatiques francophones, d’adapter les dix œuvres au théâtre. Une idée complètement folle, mais je ne doutais guère de son talent. Il s’empara des manuscrits et sortit un unique récit, qui donna le spectacle de théâtre Corps et voix, paroles rhizome.
Au soir du 27 mai 2000, dans la grande salle du centre islamique de Nyamirambo, le quartier cosmopolite de Kigali dont le nom servit de titre à mon recueil de poésie, fut présenté ce spectacle avec une force émotionnelle singulière qui nous cloua tous sur nos sièges. Le lendemain s’ouvrit le colloque, qui rassembla bien au-delà des dix écrivains. J’avais décidé d’élargir le cercle des discussions et des échanges. Plusieurs autres auteurs et intellectuels, africains et non africains, furent de la partie. Entre autres l’historien Elikia M’Bokolo, qui avait accepté notre invitation, bien qu’il y eût déjà des tensions entre son pays, la RDC, et le Rwanda.
Matériau utile aux historiens
Lors de ce colloque, les auteurs du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » ont exposé à une assistance nombreuse et attentive les récits développés dans leurs créations ; ils ont expliqué leur démarche et raconté leurs expériences de voyage au Rwanda. Trois questions récurrentes ont été soulevées au cours de ces rencontres, aussi bien par les auteurs que par le public : Comment dire, comment traiter sur le mode de la fiction (roman, poésie) un fait d’histoire aussi massif que le génocide ? Que peut faire l’intellectuel pour conjurer la violence ? Quel sens y a-t-il à écrire, avec des mots qui sont incapables d’exprimer le réel, alors que le plus urgent est d’agir ? La préoccupation envers le devoir de mémoire a conduit les participants à échanger, souvent avec passion, sur les divers modes de traitement du génocide.
En conclusion, ce fut un encouragement à produire, sous toutes les formes que peut emprunter la mémoire (œuvres de fiction, biographies, films, pièces de théâtre, témoignages, etc.), les matériaux qui seront utiles au travail des historiens. Encouragement aussi à regarder, dans une expérience comme celle de l’Afrique du Sud, les moyens de surmonter les blessures. Enfin, encouragement à penser le génocide au-delà d’un certain nombre de configurations binaires apparues au cours des échanges : littérature-histoire, réaction à chaud des artistes, analyse froide des historiens, Hutu-Tutsi, etc.
Trente ans plus tard
Au moment où le Rwanda commémore les 30 ans du génocide, et vingt-six ans après cette résidence d’écriture, je me sens toujours habité par notre aventure littéraire. Je ne peux pas prétendre que les livres que nous avons écrits ont changé le visage du pays aux Mille Collines. Cependant, ils ont marqué l’histoire de la littérature africaine, et également celle du Rwanda.
En 2019, je me trouvais à Kigali dans une rencontre d’échanges en compagnie d’Alice Karekezi et de jeunes Rwandais dont la majorité, anglophone, n’était pas au courant de notre travail. Cette grande intellectuelle, qui avait joué un rôle important de médiation et de découverte du pays lors de nos séjours, a expliqué à ces jeunes que le projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » avait jeté les bases de la littérature de mémoire du génocide.
Après la publication de nos œuvres et Fest’Africa à Kigali, nous avons organisé, en 2003, le Nouveau congrès des écrivains d’Afrique et de ses diasporas à N’Djamena. Où il a été de nouveau question de la mémoire du génocide des Tutsi. J’avais tenu à inviter d’autres auteurs, telle Yolande Mukagasana, que les Tchadiens ont découverte et écoutée avec beaucoup d’émotion.
Mon rêve est aujourd’hui de célébrer les 30 ans de Fest’Africa à la fin de l’année 2024 à N’Djamena. J’aimerais trouver les moyens de rassembler tous les écrivains du projet pour faire un bilan. Je ne peux terminer cet article sans rendre hommage à mon frère Théogène Karabayinga, journaliste à RFI, disparu le 27 mars 2011. Il avait joué un rôle capital dans la conduite de ce projet. Je voudrais remercier également l’État rwandais, la Fondation de France, l’Union européenne, les ambassades des Pays-Bas et de Suisse, dont le soutien a été déterminant pour l’accomplissement de ce projet.
Les auteurs de « Rwanda : écrire par devoir de mémoire »:
Tierno Monénembo, L’Aîné des orphelins
Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements
Monique Ilboudo, Murekatete
Nocky Djedanoum, Nyamirambo !
Jean-Marie Vianney Rurangwa, Le Génocide des Tutsi expliqué à un étranger
Koulsy Lamko, La Phalène des collines
Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana. Voyage jusqu’au bout du Rwanda
Abdourahman A. Waberi, Terminus
Vénuste Kayimahe, France-Rwanda, les coulisses du génocide
Meja Mwangi, Great Sadness (« La Grande Tristesse », non publié)
Le dernier livre paru de Nocky Djedanoum : Le Rêve de Toumaï pour l’humanité (Éditions Fest’Africa)
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