Maroc-Mauritanie, une histoire de brouilles et de réconciliations

Depuis le début de 2024, le ton monte entre Rabat et Nouakchott. Le prétexte ? La forte hausse des taxes douanières à la frontière. Des accès de fièvre récurrents, héritage d’un très ancien passé commun.

L’anthropologue français Xavier Coppolani (1866-1905) discutant avec des cheikhs, en Mauritanie. © Wikimedia

L’anthropologue français Xavier Coppolani (1866-1905) discutant avec des cheikhs, en Mauritanie. © Wikimedia

Publié le 1 mars 2024 Lecture : 7 minutes.

Fin 2023-début 2024 : les relations entre la République islamique de Mauritanie et le royaume du Maroc font la une de la presse marocaine. Hausse vertigineuse des taxes douanières pour les camions marocains qui passent par la Mauritanie, un niveau de tension nécessitant deux rencontres entre les ministres des Affaires étrangères en moins de un mois, ou encore l’accueil glacial, par Nouakchott, de la proposition de s’ouvrir sur l’Atlantique que Rabat a faite aux pays du Sahel… Depuis quelque temps, les sujets de friction se multiplient. Mais doit-on s’en étonner ? En réalité, depuis l’indépendance de la Mauritanie, en 1960, les deux voisins n’ont cessé de se fâcher et de se réconcilier.

Règne des Almoravides

Pour saisir la complexité de cette relation, il est, comme souvent, utile de se replonger dans l’Histoire. Et notamment dans la monumentale Histoire de l’Afrique du Nord (1951), de Charles-André Julien : « Antérieurement au IVe siècle, s’était formée dans le Maroc septentrional une importante fédération de tribus, le royaume des Maures ou Mauritanie, limité, au Sud, par le pays des Gétules, qui bordait aussi les confins méridionaux des royaumes des Masaesyles et des Massyles du territoire punique, et, à l’Est, par la Mulucha (Moulouya) inférieure. »

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C’est sur ces bases, que l’on pourrait qualifier d’ « ethniques », que se constituera, bien plus tard, la République de Mauritanie. Mais, au cours des siècles précédents et jusqu’au début de la colonisation française, point de différence entre les deux États, comme en témoigne le règne des Almoravides. Cette célèbre lignée descend de l’importante tribu saharienne des Sanhadja, originaire du plateau d’Al-Adrar, en Mauritanie – à ne pas confondre avec la région éponyme, en Algérie.

Or, dans l’historiographie enseignée dans toutes les écoles du royaume – et retenue par la plupart des historiens marocanisants –, les Almoravides sont une dynastie marocaine, la seconde, après les Idrissides, dans l’ordre de succession. Les Almoravides règneront de 1054 à 1147 sur un empire qui comprend dans l’ensemble le Maroc actuel, la Mauritanie, une partie de l’Algérie et l’Andalousie. Ils auront pour capitale Marrakech, fondée en 1062 par Yousef Ibn Tachfine, le plus célèbre des Almoravides dans la mémoire collective des Marocains.

Avec l’expansion sahélo-saharienne du Maroc, au XVIIe siècle, sous le règne des Saadiens, la Mauritanie fait partie intégrante du territoire chérifien, comme le confirme la politique centralisatrice de Moulay Ismaël, vers la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècles. L’historien Bernard Lugan ne dit rien d’autre lorsqu’il insiste sur le fait que « la politique extérieure de Moulay Ismaël fut également très active en direction du Sud, c’est-à-dire du Bilad al-Sudan [« le pays des noirs »] » et que, « sous son règne, l’actuelle Mauritanie devint de fait un protectorat marocain ».

Protectorat marocain sur « le pays des Maures »

Ainsi, dans les années 1720, des contingents de l’armée chérifienne sont présents en Mauritanie, et plus précisément dans la région du Trarza, qui fait aujourd’hui partie du nord du Sénégal. À cette époque, les Français explorent la rive gauche du fleuve Sénégal. La Compagnie royale du Sénégal s’est installée au fort Saint-Joseph de Galam aux alentours de 1699. Cette présence s’inscrit dans le cadre, plus large, d’une compétition européenne, notamment pour le commerce de la gomme. Le 29 juillet 1717, Ali Sandura, l’émir du Trarza, signe un traité avec les Français tout en continuant à négocier avec les Hollandais.

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Cependant, l’hostilité des tribus Brakna et Waalo (nord du Sénégal) entravent les ambitions de l’émirat. Aussi, à la tête d’une délégation formée de membres de sa cour, l’émir se dirige-t-il vers Meknès pour demander de l’aide à Moulay Ismaël. Le souverain chérifien lui prête une oreille attentive et confie à Ali Sandura une mehalla (corps expéditionnaire), qui lui permet, en 1721, de passer au fil de l’épée les Braknas et les Waalos.

Selon Bernard Lugan, cette mehalla permet également de chasser les Français de leur place forte. En échange, le sultan du Maroc nomme un gouverneur marocain à Chinguetti. Les Maures du Trarza considèrent désormais Moulay Ismaël comme leur chérif.

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L’arrivée des Français en Afrique du Nord, et, surtout, leur poussée vers le Sahara  change durablement la donne au cours des premières années du XXe siècle. En 1905, les événements se précipitent lorsque Paris veut imposer un protectorat aux émirs de Trarza et de Brakna. L’état-major français monte de nombreuses expéditions dans le Sahara central et dans le Sahara occidental.

Coppolani dans un guet-apens

La plus célèbre demeure celle de l’anthropologue Xavier Coppolani. Ce dernier « vint d’Alger pour inaugurer la politique de pénétration pacifique, qui consist[ait] à entrer en contact direct avec des chefs de tribus et de confréries religieuses pour les gagner à l’influence française », rappelle l’historien Abdallah Laroui. Tombé dans un guet-apens, il est assassiné, au printemps 1905, avec toute son escorte.

Avant cela, Coppolani avait, dès 1899, présenté un plan de conquête du Sahara afin de prendre le Maroc à revers. La France, insistait-il, devait mettre sur pied une « Mauritanie occidentale » et y fédérer les tribus maures de la région. Dans cette configuration, Ma el-Aïnin, le cheikh de Seguia el-Hamra pouvait jouer un rôle déterminant dans le Sahara atlantique.

Mais ce dernier voit d’un très mauvais œil le ralliement de nombre de tribus à Coppolani. Et passe à l’action. « L’enquête ouverte révèle que […] Cheikh Ma el-Aïnin, en tant que chef de toutes les confréries, peut être considéré comme l’inspirateur des assassins. La disparition de Coppolani lui est directement utile, car, pour lui, le danger le plus immédiat est conjuré : les Français ne s’aventureront pas dans l’Adrar, et quitteront peut-être même le Tagant », explique l’historienne Geneviève Désiré-Vuillemin.

Âpres débats devant l’ONU

Le cheikh a vu juste. La pénétration française en Mauritanie subit un coup d’arrêt avec le meurtre de Coppolani. En attendant, Ma el-Aïnin, puis ses fils Al Hiba et, plus tard, Merrabi-Rebo, continueront à faire le coup de feu contre les Français dans le sud du Maroc et à se replier en terre maure, et ce jusqu’en 1933, soit vingt-et-un ans après l’établissement du protectorat de la France sur le Maroc.

En 1924, l’armée d’Afrique atteint le Río de Oro et la Mauritanie. « La pacification de l’AOF [Afrique occidentale française] s’achève avec celle de la Mauritanie, et, en 1935, est établie la première liaison terrestre AOF-Maroc », conclut l’historien Xavier Yacono dans son Histoire de la colonisation française (1969).

L’année 1955 sera cruciale dans l’histoire économique et politique de la Mauritanie. Des géologues français découvrent en effet du cuivre dans la région d’Akjoujt, et du fer dans les régions de Tindouf et de Idjil, limitrophes du Maroc. Ce qui ne va pas manquer d’attiser la convoitise du royaume chérifien fraîchement indépendant.

En 1958, Rabat, qui lorgne ces richesses, porte l’affaire à l’ONU. Le débat sera âpre. « Le ralliement au trône chérifien de quatre personnalités mauritaniennes – l’émir du Trarza, deux anciens ministres et un haut fonctionnaire […] – constitue un succès pour les thèses du “Grand Maroc” […]. L’acte d’allégeance à Mohammed V de l’émir du Trarza retiendra d’autant plus l’attention que la principauté sur laquelle s’étendait son autorité jouxte le Sénégal », rapporte le quotidien français Le Monde le 31 mars 1958.

Mais, devant l’ONU, il est également démontré qu’en Mauritanie la prière ne s’est jamais faite au nom du sultan du Maroc, malgré l’une ou l’autre allégeances d’un émir. Autre élément qui établit de facto une séparation entre la Mauritanie et le Maroc : le découpage administratif colonial de la France. La Mauritanie appartient à l’AOF ; le Maroc, lui, fait partie de l’AFN (Afrique française du Nord). La première acquiert son indépendance le 28 novembre 1960, soit quatre ans et huit mois après son voisin du Nord.

Le « Grand Maroc » selon l’Istiqlal

« Après 1960, la Mauritanie revendiquera être le dernier État à s’inscrire dans l’espace géopolitique construit par les Almohades », souligne l’historien Daniel Rivet. De fait, le passé des deux États s’imbrique et s’entrelace au point de créer la confusion dans l’esprit des responsables politiques. C’est le cas à l’Istiqlal, le parti indépendantiste du Maroc. Son idéologue et principal représentant, Allal El Fassi, évoquera ainsi un « Grand Maroc » dans lequel se retrouve la Mauritanie, ainsi qu’une partie du Mali et de l’Algérie orientale. Il faudra attendre 1969 et le traité d’Ifrane pour que Rabat reconnaisse enfin l’indépendance de la Mauritanie.

Fin de l’histoire ? Pas tout à fait. Six ans plus tard éclate la guerre du Sahara, qui débouche, le 14 novembre 1975, sur la signature d’un accord tripartite entre l’Espagne, ancienne métropole, le Maroc et la Mauritanie. Ces deux derniers pays se partagent le Sahara : Seguia el-Hamra revient au Maroc, et Río de Oro à la Mauritanie.

Mais l’accord s’est fait au détriment d’un quatrième acteur, la RASD (République arabe sahraouie démocratique), qui proclame son indépendance en 1976. Face aux guérilleros du Polisario, Nouakchott jette l’éponge. Et, le 5 août 1979, rétrocède sa portion de Sahara à Rabat. Avec cet abandon, la Mauritanie solde définitivement ses querelles territoriales.

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