« France Dégage ! » : Grand ReporTERRE planche (au théâtre) sur la relation France-Afrique
Pour la 9e édition de Grand ReporTERRE, la metteuse en scène Angélique Clairand et la journaliste Coumba Kane décortiquent les relations tumultueuses entre la France et ses anciennes colonies africaines.
Depuis janvier 2020, deux fois par an, le Théâtre du Point du Jour, à Lyon, met à l’affiche Grand ReporTERRE. Le principe : un artiste et un journaliste donnent leur sentiment sur un sujet d’actualité et, avec l’aide de l’équipe artistique, montent une performance en l’espace de huit jours.
À l’occasion de cette 9e édition, la metteuse en scène française Angélique Clairand et la journaliste franco-sénégalaise Coumba Kane abordent la relation France-Afrique. Le titre de la pièce – France dégage ! – est explicite.
France-Afrique : la rupture ?
De la décolonisation à nos jours, la pièce retrace les relations tumultueuses entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Sur scène, des tee-shirts à l’effigie de plusieurs personnalités politiques sont suspendus à des cordes. Les comédiens, Kadiatou Camara et Quentin Alberts, changent de vêtement au cours de la pièce pour figurer le personnage qu’ils incarnent.
L’histoire commence par un face-à-face entre le général de Gaulle et Félix Houphouët-Boigny, et se termine par l’évocation de l’actualité toute récente : le retrait de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) du Niger, du Mali et du Burkina Faso, et bientôt du franc CFA, l’annonce de la nomination de Jean-Marie Bockel comme envoyé personnel d’Emmanuel Macron en Afrique…
Alpha Blondy, Zebda et Michel Sardou
À côté des acteurs, Angélique Clairand et Coumba Kane sont assises derrière un bureau. La metteuse en scène pose des questions à la journaliste, qui donne des précisions historiques ou sémantiques. Sur un écran, des images d’archive appuient le propos. La bande-son participe pleinement au spectacle, avec les titres France à fric, d’Alpha Blondy, Le temps des colonies, de Michel Sardou, ou encore Le bruit et l’odeur, du groupe Zebda…
Porté par une mise en scène astucieuse et par un jeu d’acteurs inspiré, le spectacle est à la fois instructif et vivant. Il est suivi d’un échange entre la journaliste et le public. Avec France dégage !, le Théâtre du Point du Jour se montre à la hauteur de la citation de Stéphane Hessel, dont elle a fait son slogan : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ! »
Entretien avec Angélique Clairand, codirectrice de ce lieu culturel engagé, metteuse en scène et co-autrice de la pièce.
Jeune Afrique : Comment constituez-vous le programme de Grand ReporTERRE ?
Angélique Clairand : Quand Éric Massé et moi-même avons postulé à la direction du Théâtre du Point du Jour, notre idée était de faire un théâtre qui ait un lien avec les phénomènes de société, en prise directe avec l’actualité. Ce qui nous intéresse, c’est d’être au cœur des soubresauts du monde.
Le Point du Jour est aussi une maison de création, avec des artistes associés. En tant qu’artistes, Éric [Massé] et moi nous sommes demandé de quoi on aurait le plus besoin si nous étions associés à un théâtre. Réponse : de spécialistes sur des questions précises. On a donc proposé à des journalistes de collaborer sur des sujets de société. Ainsi, nous donnons carte blanche deux fois par an à un artiste pour qu’il travaille sur un sujet qu’il définit avec le journaliste de son choix.
Quelle est la genèse de la pièce ?
J’avais envie de travailler avec la journaliste Coumba Kane sur la mémoire et sur l’Histoire. Puis, après la mort de Nahel Merzouk, on a monté notre ReporTERRE#8 sur le thème « Mémoires pour l’égalité et contre le racisme », avec Rokhaya Diallo et Lucie Berelowitsch. Avec Coumba [Kane], on s’est retrouvées, en novembre 2023, et on a réorienté notre projet pour qu’il ne soit pas trop proche de celui qui venait d’être traité.
Je lui ai demandé quels étaient ses thèmes de prédilection du moment. Elle m’a alors parlé d’un rapport parlementaire sur la relation France-Afrique, qui venait de sortir. J’ai pour ma part été marquée par les coups d’État qui ont eu lieu, en 2023, au Niger et au Gabon, où l’on voyait la jeunesse clamer « France dégage ! », « France dehors ! » On s’est demandé ce que ce rejet signifiait, pour la France et pour l’Afrique.
Comment vous, artiste, et Coumba Kane, journaliste, avez-vous travaillé ensemble ?
Quand Coumba m’a proposé une performance sur ce sujet, je lui ai répondu qu’il m’intéressait beaucoup, mais que je n’y connaissais pas grand-chose. Pendant trois ou quatre jours, elle nous a donné, à toute l’équipe et à moi-même, des informations et on prenait des notes. « Si l’on remonte histoire de la France-Afrique, nous a-t-elle dit, il faut partir de l’époque du général de Gaulle et de la décolonisation ». Puis, elle a proposé une chronologie, qui a permis de construire l’ossature du projet.
Une autre source d’inspiration a été le Rapport d’information sur les relations entre la France et l’Afrique, que les députés Bruno Fuchs et Michèle Tabarot avaient rendu public en novembre 2023. L’une de ses parties est consacrée aux « irritants », c’est-à-dire à ce qui irrite les Africains dans la politique française. Cela a été notre fil conducteur. Parmi eux, nous avons relevé l’aide au développement, l’arrogance des chefs d’État français, le franc CFA, le fait que les experts et la société civile sont peu écoutés, la procédure d’obtention des visas, la présence militaire de la France, la politique du deux poids, deux mesures, où, d’un côté, on prétend vouloir instaurer la démocratie et où, d’un autre côté, on maintient des liens avec les dictateurs, comme quand Emmanuel Macron s’est rendu aux obsèques du président tchadien, Idriss Déby Itno.
Pouvez-vous nous parler du dispositif scénique original que vous avez conçu ?
Quand l’ossature de la pièce a été écrite, je me suis demandé comment on pouvait théâtraliser notre matériau documentaire. Très vite, j’ai eu une intuition. Les pancartes « France dégage ! », « Dehors la France ! », les drapeaux français et les effigies brûlées d’Emmanuel Macron m’ont conduits à penser que le ressentiment des populations africaines n’était pas dirigé contre les Français mais contre la politique française.
J’ai donc eu l’idée de faire parler les chefs d’État, qui seraient représentés par des tee-shirts sur lesquels seraient dessinés leur visage et inscrit leur nom. Ces tee-shirts sont suspendus à des cordes. Celles-ci ont plusieurs sens. Elles symbolisent, d’abord, le cordon ombilical qui relie la France à l’Afrique, et qu’on n’arrive pas à couper.
J’ai utilisé des guindes, que l’on utilise au théâtre, et qui, dans la pièce, peuvent servir de cordes à linge ou de lianes. À la fin, les tee-shirts deviennent des oripeaux accrochés dans une sorte d’arbre à palabre. Pour cette dernière image, je me suis inspirée du travail de l’artiste camerounais Barthélémy Toguo, qui a exposé plusieurs œuvres, dont « Strange Fruit », au Château de Nantes, en 2023.
Un mot sur le choix de la bande-son ?
Je me souviens avoir, plus jeune, fredonné Le temps des colonies, de Michel Sardou, et fait des chorégraphies sur Africa, de Rose Laurens. Quand j’écoute ces chansons maintenant, je me dis que c’est abominable. Il était important, pour moi, de rappeler ce répertoire qui est ancré dans notre esprit.
Que diriez-vous de votre rôle, dans la pièce ?
Je suis sur scène, et je pose des questions à Coumba [Kane]. Je me mets à la place du public, qui a envie d’en savoir plus sur la France-Afrique, avec le regard que je portais sur cette relation quand j’ai lancé ce projet. J’avais, à l’époque, interviewé plusieurs personnes de mon entourage, et constaté que, souvent, cette relation paraissait opaque et était perçue de manière parcellaire à travers des épisodes tels que « les diamants de Bokassa », l’affaire Elf ou le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy. Je propose au public de faire le même chemin que moi vers la compréhension.
Grand ReporTERRE#9 : France dégage ! France-Afrique : la rupture ?
Théâtre du Point du jour – 7, rue des Aqueducs, Lyon (France).
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