Asmae El Moudir : « Le Maroc a changé, on a le droit de parler »

Dans un film intime et inclassable, « La Mère de tous les mensonges », la réalisatrice évoque les « émeutes du pain » de Casablanca, en 1981. Rencontre.

La réalisatrice marocaine Asmae El Moudir, au festival du film de Sundance (États-Unis), en janvier 2024. © Presley Ann Photo/Shutterstock f/SIPA

La réalisatrice marocaine Asmae El Moudir, au festival du film de Sundance (États-Unis), en janvier 2024. © Presley Ann Photo/Shutterstock f/SIPA

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Publié le 28 février 2024 Lecture : 7 minutes.

À l’origine de La Mère de tous les mensonges, premier long métrage d’Asmae El Moudir, une absence : elle n’a aucune photo d’elle, enfant. La jeune réalisatrice marocaine remonte le fil de cette mémoire effacée, dont l’origine se trouve dans les secrets de sa grand-mère. Cette histoire intime s’intrique avec un autre effacement, celui des images des « émeutes du pain » – les « chouhada koumira » –, le 20 juin 1981 à Casablanca.

Cette manifestation contre la hausse du prix de la farine a été sévèrement réprimée par le régime. Le bilan officiel fait état de 66 morts alors que la Confédération démocratique du travail (CDT) et l’Union socialiste des forces populaires (USFP) estiment ce nombre a plus d’un millier. Symbole de cette terrible répression, le terrain de football, où le père d’Asmae El Moudir excellait en tant que gardien de but, a été transformé en cimetière.

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Un drame passé sous silence

Comment parler de ce drame qui a laissé si peu de traces ? En plus du point de vue de ses parents, de sa grand-mère et de voisins – tous témoins de cette journée –, la réalisatrice reconstitue les faits avec un décor miniature de leur quartier d’enfance et des figurines représentant les protagonistes. Sublimé par ce dispositif, La Mère de tous les mensonges est un film inclassable qui a collectionné les sélections et les prix dans les plus grands festivals du monde. Pour n’en citer que deux, à Cannes, il a obtenu le prix de la mise en scène dans la catégorie Un certain regard et l’Œil d’or du meilleur documentaire, et, à Marrakech, l’Étoile d’or.

L’originalité de la forme est au service d’un fond puissant, suscitant des émotions fortes à propos de l’histoire familiale et de ce qu’il dit de cet épisode tragique des années de plomb au Maroc. Asmae El Moudir nous épate avec ce parti pris imaginatif de cinéaste et la sensibilité de son ton. C’est sans doute le premier jalon du parcours d’une grande réalisatrice.

"La Mère de tous les mensonges" © Insight Films

"La Mère de tous les mensonges" © Insight Films

Jeune Afrique : Votre film a reçu plusieurs pris en tant que documentaire mais il est inclassable, avec cette reconstitution à l’aide de figurines. Comment le définissez-vous ?

Asmae El Moudir : Je vais reprendre l’expression de Thierry Frémaux [délégué général du festival de Cannes] lors de l’annonce de sa sélection, c’est « un format hybride ». Peu importe la distinction entre documentaire et fiction, pour moi, tout est cinéma. J’avais la base réelle pour faire un documentaire classique, avec des personnages face caméra, mais j’ai décidé de faire un film réaliste dans un décor surréaliste.

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Une photo de vous faussement prise à Hawaï est à l’origine du projet. On retrouve l’idée de décor, qui est le dispositif de votre film

Il était très commun que des gens se prennent en photo devant un fond représentant Hawaï dans les années 1980-1990 au Maroc. La découverte d’un de ces clichés a initié mon écriture. J’ai aussi appris que mon père pouvait reconstituer en miniature tout un quartier, avec l’aide d’autres décorateurs. Pour les autres, c’est un maçon, pour moi, c’est un artiste.

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Ce parti pris esthétique a aussi été guidé par son caractère nécessaire. Je n’ai pas pu avoir l’autorisation de filmer dans certains endroits, comme le cimetière, et le décor m’a permis de tout contrôler. Plutôt que de filmer mes personnages, âgés, devant des portes fermées, le décor était toujours devant moi et je pouvais filmer quand je voulais. Cela m’a permis d’avoir une liberté totale. Comme en plus, le film s’est fait sur dix ans, si par malheur, l’un des personnages était venu à décéder, les figurines auraient pu terminer l’histoire.

Votre film s’intitule La Mère de tous les mensonges mais il aurait pu s’appeler La Grand-Mère de tous les mensonges, tant celle-ci est omniprésente. Pourquoi pensez-vous que la vôtre, qui avait toujours refusé d’être photographiée, a finalement accepté d’être filmée ?

Ma grand-mère a refusé d’être filmée pendant deux ans. Deux jours avant de tourner, elle n’avait toujours pas donné son accord, j’ai donc recouru à des actrices et je lui ai demandé de choisir entre trois d’entre elles. Elle m’a dit que c’était son histoire et elle a fini par accepter mais sans me garantir de rester jusqu’au bout. On m’avait raconté que son rapport difficile à son image était lié au fait que la représentation des personnes était haram (illicite) en Islam.  Et j’ai découvert son traumatisme : que son grand-père, qui était très dur, lui a dit que ses deux jumeaux étaient morts à cause des photos qu’elle avait prises d’eux. Le processus de création fait partie du film parce que, au fur et à mesure, je découvrais des événements qui révélaient l’Histoire.

Comment avez-vous réussi à faire parler les personnages ?

Pour la génération de ma grand-mère, la seule façon de protéger, c’était d’enfermer, pour la mienne, c’est de s’ouvrir.

Mes témoins m’ont dit que les murs avaient des oreilles à Casablanca, alors nous en avons créé de nouveau, sans oreilles. Je suis entrée dans cette histoire par l’intime, avec cette question : pourquoi n’y a-t-il pas de photo dans la famille ? Puis, peu à peu, j’ai découvert la grève de 1981. Je suis d’une génération qui n’a pas connu ce drame, je n’ai pas la même peur que les témoins. Le Maroc a changé, on a le droit de parler. J’ai fait un deal moral avec les personnages, je leur ai promis que je les protégerai avec mon art.

Votre grand-mère est qualifiée de tyran et, en même temps, votre père dit qu’elle est la personne la plus chère à ses yeux. Comment expliquez-vous cela ?

Ma grand-mère était orpheline, elle n’est pas allée à l’école, elle a été mariée de force à 12 ans, elle a eu des enfants qui sont morts et on lui a dit que c’était sa faute. Son mari s’est mal comporté avec elle pendant des années. Je peux me mettre à sa place, pas parce qu’elle est ma grand-mère, mais en tant que femme. J’ai compris que c’est aussi une victime. Elle a été dure parce que personne ne lui a appris ni l’amour ni l’affection. Elle a essayé de protéger ses enfants sans se rendre compte qu’en effaçant les photos de famille, en leur interdisant de parler ou de sortir, elle leur faisait du mal. Pour sa génération, la seule façon de protéger, c’était d’enfermer, pour la mienne, c’est de s’ouvrir.

L’intime s’intrique avec le politique et il est question des émeutes du pain, le 20 juin 1981, à Casablanca. Est-ce un tabou national ?

Non, ce n’est pas tabou du tout. Sa majesté Mohammed VI a mis en place l’Instance équité et réconciliation, avec une volonté d’accepter le passé. Des gens ont témoigné à la télé de ces faits. Ce que j’apporte de différent, c’est la manière dont je le traite et sa diffusion internationale dans des festivals comme Toronto, Sundance, Cannes, etc. Il y a mille méthodes avec laquelle on peut restaurer la mémoire effacée et parmi celles-ci, je propose juste un essai.

J’ai commencé mon film avec une seule image, j’ai fini avec 500 heures de rushs. Je fais partie d’une génération qui est capable de créer à partir de la mémoire orale transmise jusqu’à aujourd’hui. Mon film est un document à destination de la prochaine génération, pour qu’elle comprenne les années 1980.

La seule image que votre grand-mère accepte, c’est celle du roi Hassan II. Qu’est-ce qu’il représente pour elle ?

Le roi Hassan II représente pour toute une génération et jusqu’aujourd’hui l’idole, le père, le protecteur. C’est une manière d’aimer leur idole. Chaque génération a la sienne et, moi par exemple, j’aime beaucoup Mohammed VI, qui a rendu possible le nouveau Maroc. Je suis capable de parler, de créer sans crainte et je n’oublie pas que c’est aux générations précédentes que je le dois.

Votre film a été sélectionné et récompensé dans beaucoup de festivals, dont celui de Marrakech. Comment le public marocain a-t-il réagi ?

La salle à Marrakech était archipleine. Le public marocain est très exigeant, il aime ou il n’aime pas, il n’y a pas d’entre-deux. Le moment était magique. J’étais très contente que les contemporains des événements que je raconte se soient identifiés à mes personnages. Le débat a été très émouvant, on a parlé de l’intime, pas de politique et c’est conforme à ce que je souhaitais, pour moi, l’aspect politique n’est qu’une toile de fond. Les Marocains ont bien compris ce « tajine » et ses « ingrédients » et ils ont retrouvé l’image de leur grand-mère, qui est la même partout au Maroc, peu importe la culture et le niveau social.

Et quelle a été la réaction de votre grand-mère ?

À Cannes, elle avait oublié son appareil auditif et donc elle n’avait pas très bien compris le film. Des gens sont venus la saluer, elle m’a demandé si elle était devenue la nouvelle présidente française ! Au Maroc, les personnes se sont adressées à elle en darija marocaine, elle était fière d’avoir fait quelque chose pour son pays. Elle était très nationaliste, elle l’est devenue encore plus ! Elle s’est aussi rendu compte que j’étais réalisatrice et non journaliste, comme elle le racontait à tout le monde.

 © Insight Films

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La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir, dans les salles françaises le 28 février 2024.

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