Théâtre : « Ce qu’il faut dire », de Léonora Miano, une formidable partition sur la condition noire

Magistralement interprété, ce texte coup de poing de l’autrice camerounaise est mis en scène par Catherine Vrignaud Cohen au Théâtre de la Reine Blanche, à Paris, jusqu’au 10 mars.

« Ce qu’il faut dire », de Léonora Miano, mis en scène par Catherine Vrigaud Cohen, avec Karine Pedurand et Triinu Tammsalu, jusqu’au 10 mars au Théâtre de la Reine blanche, à Paris. © Théâtre de la Reine Blanche

« Ce qu’il faut dire », de Léonora Miano, mis en scène par Catherine Vrigaud Cohen, avec Karine Pedurand et Triinu Tammsalu, jusqu’au 10 mars au Théâtre de la Reine blanche, à Paris. © Théâtre de la Reine Blanche

eva sauphie

Publié le 7 mars 2024 Lecture : 3 minutes.

Ce qu’il faut dire. Ce recueil de trois textes d’une musicalité inouïe avait déjà été brillamment adapté sur scène par Stanislas Nordey en 2021, dans une formule à trois voix. Sous la direction de Catherine Vrignaud Cohen, le récital politique et poétique de Léonora Miano prend la forme d’un monologue percutant qui résonne dans l’actualité.

Dans une mise en scène dépouillée, une comédienne noire, l’excellente Karine Pedurand, prend possession du texte et du lieu, comme un pugiliste sur le ring. Nul besoin d’artifice quand la matière dit tout. Et pourtant, il faut encore dire et répéter. Grâce à l’écriture ciselée de l’autrice camerounaise et à la foudre d’éloquence de son interprète, Ce qu’il faut dire sera entendu, ce soir-là, au Théâtre de la Reine Blanche. La soliste occupe ainsi toute la place, cette place bien trop souvent discutée quand on est afrodescendant dans la société contemporaine européenne, comme un pied de nez à la loi immigration, récemment promulguée en France.

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Karine Pedurand, (presque) seule en scène

Habitant autant l’espace que la parole, elle réclame ainsi haut et fort son droit à exister. Mais ce n’est pas totalement seule qu’elle joue sa partition. La comédienne fait résonner son requiem pour une vieille Europe des privilèges sous les coups d’archet volontairement discordants de la guitariste Triinu Tammsalu. Sous la tension de ses arpèges et de ses expérimentations bruitistes, elle rappelle la même dissonance des grands récits forgés par une Europe conquérante.

Elle réveille les mots et les maux du passé pour mieux interroger la manière d’habiter le futur.

Il y a d’abord une apostrophe, dans un premier tableau : la question blanche : « Lorsque tu as dit Noir / Lorsque tu as dit Blanc / Pour ne parler en fait ni de la peau ni de sa couleur mais pour prendre position, occuper une place / te donner une mission nous murer dans la race / cette affaire de couleur n’était qu’un stratagème / cette affaire de couleur n’était qu’un des rouages du système. » Assise, la comédienne scande son texte avec délicatesse, habileté, pesant chaque mot pour mieux rendre compte d’un monde où les nominations sont enjeux de domination. Et détisser ainsi le langage de la colonisation et du capitalisme.

Faire comprendre les ressorts de l’histoire

« De quoi l’Afrique est-elle le nom ? » interroge-t-elle ensuite dans un deuxième tableau, « Le fond des choses », micro à la main, debout et la tête haute. C’est cette fois-ci dans l’urgence de faire comprendre les ressorts de l’histoire que la comédienne débite cette deuxième tirade, toujours accompagnée de la guitariste dont le jeu se veut maintenant plus mélodique.

Elle détricote la construction d’une Afrique, « un continent nommé par les Européens, dont les frontières internes furent tracées en Europe […], dont les puissances européennes se sont partagé les terres ». Avant d’interpeller, sans filtre : « Et c’est cela notre race, plus encore que la couleur. C’est ce que l’on voit dès que nous paraissons, c’est ce qui dérange : le rappel des crimes contre l’humanité. » Un chapitre qui n’est pas sans évoquer  la réflexion menée par l’autrice dans Afropea, utopie post-occidentale et post-raciste, un essai sur l’identité des Africains nés en Europe, sorti en 2020, soit un an après Ce qu’il faut dire.

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Enfin, la comédienne reprend son hymne a capella et sans amplification, perchée sur un cube en avant-scène. Dans ce troisième tableau, la musicienne l’écoute de loin. Une manière de nous inviter à bien tendre l’oreille. Karine porte la voix de Maka, représentation du mouvement « woke », courant de pensée invitant littéralement à s’éveiller, notamment face aux injustices sociales et aux inégalités raciales. Apaisée, la force tranquille, l’actrice fait résonner le rêve de Maka, un rêve où les rues et boulevards d’anciens esclavagistes seraient débaptisés et porteraient les noms de Louis Delgrès et de Vertières.

Un songe qui ne restera que chimère si l’on se refuse à fraterniser. « L’urgence n’est plus de pousser notre cri », rappelle la voix de l’écrivaine, qui se demande enfin « comment fraterniser, quand les héros des uns sont les bourreaux des autres ». Une invitation spirituelle et dépassionnée à repenser la « fin des fins », en retrouvant le fil de l’humanité.

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« Ce qu’il faut dire », de Léonora Miano, mis en scène par Catherine Vrigaud Cohen, avec Karine Pedurand et Triinu Tammsalu, jusqu’au 10 mars au Théâtre de la Reine blanche, à Paris. 

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