En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara et l’hypothèse du quatrième mandat

À dix-huit mois de la présidentielle, le chef de l’État ivoirien ne s’est pas encore prononcé sur ses intentions, mais son entourage estime qu’il est à ce jour le seul à pouvoir mener son parti à la victoire.

Le président ivoirien, Alassane Ouattara, au stade olympique d’Ébimpé, à Abidjan, le 11 février 2024, à côté du trophée de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), après que les Éléphants ont remporté la finale face aux Super Eagles du Nigeria. © SIA KAMBOU/AFP

Le président ivoirien, Alassane Ouattara, au stade olympique d’Ébimpé, à Abidjan, le 11 février 2024, à côté du trophée de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), après que les Éléphants ont remporté la finale face aux Super Eagles du Nigeria. © SIA KAMBOU/AFP

FLORENCE-RICHARD_2024

Publié le 19 mars 2024 Lecture : 8 minutes.

Sur son téléphone défilent des dizaines de courtes vidéos préalablement diffusées sur les réseaux sociaux. Des images filmées le 11 février, au soir de la finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) qui a vu l’équipe nationale ivoirienne de football miraculeusement triompher après avoir trébuché lors des phases de poules et frôlé l’élimination – images qu’il a toutes précieusement conservées.

Le son, pas toujours de très bonne qualité, fait parfois crépiter les enceintes. Il tend l’appareil. « Regardez, ce ne sont pas que des jeunes du nord du pays [bastion pro-Ouattara], ils sont issus de toute la Côte d’Ivoire, et ils postent à visage découvert ! » fait remarquer notre interlocuteur, un membre du gouvernement, avec beaucoup d’enthousiasme.

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Tourner la page du « virus du tribalisme »

« Hier j’étais idiote. Hier j’ouvrais ma bouche pour dire qu’on ne voulait pas d’ADO [Alassane Dramane Ouattara]. C’est moi qui t’ai dit qu’il n’avait pas gagné l’élection en 2010. Maintenant, c’est notre président à nous tous ! » assure une femme face caméra. « On ne veut plus d’autre président. Ce n’est plus une démocratie, c’est la royauté ! » exulte de son côté un jeune garçon entouré d’amis en train de danser dans les rues d’Abidjan sur le désormais célèbre Coup du marteau, le nouvel hymne de la Côte d’Ivoire. Dans une autre vidéo, un homme, plus âgé, s’adresse directement au chef de l’État : « Qui peut te remplacer si tu t’en vas ? » lui demande-t-il.

« Beaucoup ont changé d’avis sur le président », assure le ministre, qui voit dans cette génération de la troisième étoile [pour la troisième victoire du pays à la CAN, après celles de 1992 et 2015] celle susceptible de définitivement tourner la page du « virus du tribalisme ». Nous sommes quelques jours seulement après le sacre des Éléphants et l’euphorie qui a gagné chaque recoin du pays, au centre de l’attention pendant quatre semaines, n’est pas encore tout à fait retombée.

Tous Ivoiriens, tous fiers de la CAN

Mardi 20 février. Ce jour-là, le Palais présidentiel, habitué aux cérémonies très protocolaires et, il faut bien le dire, parfois un peu assommantes, est en ébullition. Le chef de l’État, 82 ans, reçoit les Éléphants et leur sélectionneur, Émerse Faé, tous élevés au rang de héros de la nation. Les plus hauts personnages de l’État sont présents et aucun ministre ou presque ne manque à l’appel. L’ambiance est légère. Le champagne et les petits fours attendent les invités.

Alassane Ouattara prononce un discours très politique. Il se félicite longuement de ce moment de cohésion nationale inédit que traverse le pays. Moment qui, il l’espère, perdurera. « Vous ne savez pas à quel point vous avez réussi à réunir les Ivoiriens en un seul peuple […]. Désormais, on ne dira plus : “Je suis de telle ethnie ou de telle région » mais “Je suis Ivoirien”. Nous sommes avant tout ivoiriens », lance-t-il aux joueurs.

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De son côté, fait rare, l’opposition salue de manière unanime l’organisation de l’évènement sportif par le chef de l’État. Même l’exilé Guillaume Soro, l’ancien allié devenu paria pour avoir tenté de déstabiliser le pouvoir, y va de son commentaire sur les réseaux sociaux. Alassane Ouattara, dont le nom a été repris en chœur dans les stades pendant la compétition, a semble-t-il gagné son pari : fédérer l’ensemble de la classe politique autour de son projet et de sa personne et donner l’image d’un pays uni.

Quelques jours plus tard, porté par ce moment d’union nationale, le président annoncera la grâce accordée à plusieurs proches de l’ex-Premier ministre ainsi qu’à des partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo, emprisonnés dans le cadre d’affaires liées à la crise postélectorale de 2010-2011, « conformément à son engagement d’œuvrer résolument à la consolidation de la paix dans [le] pays ».

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Pas d’autre candidat possible

« La victoire des Éléphants est avant tout une victoire politique pour Alassane Ouattara, assure le politologue ivoirien Geoffroy-Julien Kouao. Et dans tous les cas, juridiquement, il peut se présenter à l’élection présidentielle de 2025. C’est ce que ses partisans lui demandent. Pour eux, la bonne organisation de la CAN et la victoire des Éléphants valent un quatrième mandat pour le président. »

À dix-huit mois de la présidentielle, le chef de l’État, au pouvoir depuis 2011, n’a pas encore fait part de ses intentions, mais son entourage estime qu’il est, à l’heure actuelle, le seul à pouvoir incarner son camp et remporter une nouvelle victoire en 2025. « Il a démontré qu’il est un grand homme d’État, qui a l’art de gouverner », estime un membre de son premier cercle qui considère qu’il « a réussi à redonner de la fierté aux Ivoiriens ». Longtemps sensible, presque taboue, la question d’un quatrième mandat ne l’est plus.

En 2020, Alassane Ouattara avait invoqué « un cas de force majeure », qui l’avait contraint à se présenter après le décès, en juillet, soit trois mois avant le scrutin, de son dauphin désigné, Amadou Gon Coulibaly. « C’est à un autre cas de force majeure que nous sommes aujourd’hui confrontés, à partir du moment où tout le monde dit qu’il faut qu’il soit le candidat », estime le ministre cité plus haut. Comme lui, nombre de proches du chef de l’État, s’ils s’accordent à dire que rien ne se décidera contre sa volonté, sont convaincus que « leur candidat, c’est lui, il n’y a pas d’alternative ».

Les fortes têtes du RHDP

« Malgré les apparences, le pays n’est pas réconcilié. Alassane Ouattara agit comme un conquérant, mais le tissu social est en lambeaux, fulmine pour sa part un opposant. Les Ivoiriens aiment le sport, mais ils vont vite passer à autre chose. »

Rapidement en effet, les images de scènes de liesse de la CAN ont été remplacées par celles des opérations de déguerpissement de quartiers entiers d’Abidjan, devenus des champs de ruines. Le chef de l’État, qui a fait de la capitale économique la vitrine de ses actions de développement depuis 2011, entend « lutter contre le désordre urbain et l’insalubrité ».

Très médiatisées, ces opérations d’ampleur ont provoqué la colère des habitants touchés, mais aussi des tensions dans le camp présidentiel entre certains ténors ambitieux. Fait rare, leurs divergences ont été étalées publiquement, provoquant l’agacement du chef de l’État et du président du directoire du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP, le parti présidentiel), Gilbert Koné Kafana. Au RHDP, le linge sale doit se laver en famille, sera-t-il réaffirmé, en substance, lors d’une réunion du parti entièrement consacrée à la question des déguerpissements.

(De dr. à g.) Le chef de l’État ivoirien, Alassane Ouattara, son vice-président, Tiémoko Meyliet Koné, et le Premier ministre, Robert Beugré Mambé, à l’aéroport d’Abidjan, le 15 mars 2024. © PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE DE CÔTE D’IVOIRE

(De dr. à g.) Le chef de l’État ivoirien, Alassane Ouattara, son vice-président, Tiémoko Meyliet Koné, et le Premier ministre, Robert Beugré Mambé, à l’aéroport d’Abidjan, le 15 mars 2024. © PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE DE CÔTE D’IVOIRE

Adama Bictogo, président de l’Assemblée nationale et maire de Yopougon – la commune la plus peuplée d’Abidjan –, qui n’avait pas caché son mécontentement à l’égard d’Ibrahim Cissé Bacongo, secrétaire exécutif du RHDP, nommé gouverneur du district autonome d’Abidjan par le chef de l’État le 27 décembre, en remplacement de Robert Beugré Mambé, devenu Premier ministre, est ainsi invité à manifester ses préoccupations à bas bruit.

ADO serait-il vraiment le seul à pouvoir incarner le RHDP pour le mener à la victoire l’an prochain ? « Le parti regorge de personnalités présidentiables », constate pourtant Geoffroy-Julien Kouao. Selon lui, la liste est longue : Tiémoko Meyliet Koné,le vice-président, Robert Beugré Mambé, Adama Bictogo ou encore Kandia Camara, la présidente du Sénat, Téné Birahima Ouattara – alias « Photocopie » –, frère cadet du chef de l’État et ministre de la Défense, ou Jean-Claude Brou, gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).

« Vous pensez vraiment que ceux qui ont l’ambition ou l’envie d’être candidats le feront savoir ? Non, ça ne se passe pas comme ça. Ils attendront d’être désignés », explique un cadre du RHDP en esquissant un sourire.

L’ambitieux Tidjane Thiam, une menace pour la majorité ?

« Le problème est que l’arrivée de Tidjane Thiam à la tête du PDCI-RDA [Parti démocratique de Côte d’Ivoire- Rassemblement démocratique africain] est une véritable opportunité pour l’opposition d’accéder au pouvoir en 2025, poursuit Geoffroy-Julien Kouao. Pour éviter cette éventualité, le parti au pouvoir pense que seul le président Ouattara peut éviter la défaite électorale au RHDP. »

L’ex-banquier Tidjane Thiam, 61 ans, s’est fait élire à la tête de l’ancien parti unique par quasi-plébiscite (96,48 % des suffrages), le 22 décembre dernier, à l’issue d’un congrès extraordinaire au cours duquel il a été décidé qu’il serait le candidat du PDCI à la prochaine élection présidentielle. Officiellement, cette candidature n’inquiète pas le RHDP. « Il ne maîtrise pas la Côte d’Ivoire, il ne connaît pas l’appareil du PDCI… Ce n’est pas une préoccupation », estime un cadre éminent de la formation présidentielle.

Pourtant, l’arrivée du très ambitieux monsieur Thiam dans le bain politique ivoirien pourrait gêner la majorité en 2025. De vingt-huit ans plus jeune que l’ancien président Henri Konan Bédié, décédé le 1er août 2023, l’ex-ministre du Plan (1998-1999), réputé coriace, ne cache pas son ambition : reconquérir le pouvoir, qui échappe au PDCI depuis le coup d’État de 1999, grâce à la restructuration et à la modernisation du parti.

Et il compte aussi occuper le terrain médiatique. Il a ainsi été l’un des premiers représentants de l’opposition à se rendre dans le quartier de Gesco, à Yopougon, le 23 février, pour apporter son soutien aux milliers d’habitants déguerpis de leur logement de fortune, regrettant l’absence de « dispositions adéquates pour le relogement des populations touchées » – depuis les autorités ont annoncé des indemnisations pour les habitants touchés. Le même jour, Pascal Affi N’Guessan, patron du Front populaire ivoirien (FPI), et, trois jours plus tard, Laurent Gbagbo, président-fondateur du Parti des peuples africains-Côte d’Ivoire (PPA-CI), sont également venus rencontrer les habitants sur les champs de ruines de « Yop ».

Malgré son inéligibilité en raison de sa condamnation dans l’affaire « du casse de la BCEAO », en 2018, l’ex-chef de l’État a annoncé début mars qu’il briguerait la magistrature suprême. Les grandes manœuvres pour 2025 ont commencé. Elles devraient cependant connaître un autre coup d’arrêt lors des obsèques de l’ancien président Henri Konan Bédié, à partir du 20 mai. Une nouvelle parenthèse de deux semaines avant la reprise des hostilités politiques.

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