Tunisie-France : Ahmed Hachani en roue libre, Gabriel Attal consterné
Venu rencontrer le Premier ministre français le 29 février, le chef du gouvernement tunisien a saisi l’occasion d’une conférence de presse commune pour dénoncer, en des termes très peu diplomatiques, la diffusion sur M6 d’une « Enquête exclusive » consacrée à son pays.
Dimanche 3 mars, 23h15, tous les Tunisiens, ou presque, étaient devant le petit écran pour suivre sur la chaîne française M6 l’émission « Enquête exclusive » consacrée à leur pays et intitulée « Entre misère et dictature, le retour en arrière ». Un titre peu intrigant tant il reflète ce qu’éprouve la population treize ans après la révolution.
Un journaliste, Nejib Dziri, avait contribué à accroître la curiosité ; outré par l’emploi du mot « dictature » dans une brève présentation du reportage diffusée sur les réseaux sociaux, il avait consacré toute une chronique à celui-ci, le 27 février, en direct sur Radio IFM. Sans rien savoir de son contenu.
La controverse aura aussi été alimentée par le chef du gouvernement, Ahmed Hachani, lors de la déclaration conjointe avec le Premier ministre français, Gabriel Attal, qui clôturait sa visite de travail à Paris.
« Un acte inamical de nos amis français »
Lors d’une prise de parole qui restera dans les annales comme un moment lunaire, Ahmed Hachani a multiplié les maladresses et les affirmations péremptoires. Il a loué la longue et solide amitié liant les deux pays, oubliant les 70 ans de protectorat et les soldats tunisiens morts pour la France sans avoir jamais été honorés.
Mais il a également mis à profit cette prise de parole pour se plaindre d’une chaîne de télévision qui s’apprêtait à diffuser un documentaire inspiré par « des ennemis de la Tunisie assurément malveillants », évoquant « un acte inamical de nos amis français » et regrettant l’image déplorable que ce reportage donnait de la Tunisie, tandis que Gabriel Attal, décontenancé, réfrénait visiblement un certain agacement.
Ahmed Hachani n’aura fait que démontrer qu’il n’était pas au fait des usages diplomatiques, de ce qu’il est de bon ton de dire publiquement et de ce qui se discute – voire se négocie – en coulisse. Son discours, empreint d’une certaine paranoïa, a créé un malaise et ne rend guère service à la Tunisie.
Pas un mot sur les investissements, l’immigration, les fonds spoliés…
Durant les dix minutes qu’a duré son intervention, il n’est revenu sur aucune des questions discutées au cours de sa visite de travail, ni sur aucun des dossiers en cours, qui sont pourtant très nombreux, avec la France.
« Il aurait pu évoquer les investissements, revenir sur l’accord migratoire de 2008 qui n’a jamais été appliqué, évoquer les fonds spoliés ou le dossier énergétique, et il aurait pu s’appuyer sur un expert en communication pour élaborer un texte qu’il aurait lu », commente un ancien chargé de communication qui souligne que « nous vivons les choses en direct et de l’intérieur. Aussi le regard d’un Tunisien est-il bien plus critique que celui d’un étranger ».
Conséquence de cette publicité inattendue : le programme, diffusé en seconde partie de soirée et qui n’aurait pas suscité grand intérêt en temps normal, a été massivement suivi par les téléspectateurs tunisiens, lesquels, d’ordinaire, ne regardent pas M6.
Mais ceux qui pensaient que le contenu allait alimenter la controverse ont été déçus. « C’est la montagne qui accouche d’une souris », raille un post sur Facebook. Convaincus que l’enquête en question allait donner lieu à des révélations, certains ont même imaginé qu’au moment de la diffusion, internet allait être coupé. C’est dire l’image qu’ont les autorités aux yeux des Tunisiens.
Témoignages de proches d’opposants
En fait de contenu, il n’y a pas eu de révélations, rien en tout cas que les Tunisiens ne sachent déjà, puisque le reportage a dressé un état des lieux de la vie quotidienne, de la société et de ses aspirations, ainsi que de la situation politique.
« Une simple narration chronologique sans relief avec plein de raccourcis », résume un politologue, qui se souvient d’émissions sur M6, notamment dans les années 2012-2016, avec des contenus beaucoup plus subjectifs qui avaient indigné le public.
Les téléspectateurs non-tunisiens ont dû trouver normal que des proches d’opposants emprisonnés s’expriment, mais en Tunisie, ils ont forcé le respect, car ils se sont ainsi mis en danger et sont d’autant plus passibles de poursuites qu’ils se sont exprimés devant une caméra étrangère, ce qui peut tomber sous le coup de la loi punissant la transmission d’informations à un étranger.
Recherche communicants désespérément
Sur les réseaux, certains ont quand même estimé qu’il y avait là une volonté de nuire au président Kaïs Saïed. Mais les journalistes n’avaient pourtant fait que reproduire et traduire des propos qu’il avait tenus, notamment à l’égard des migrants, propos qui avaient provoqué, il y a un an, des violences contre les Subsahariens, suscitant l’indignation de la communauté internationale. Les mêmes n’admettent toujours pas le terme d’« autoritaire » pour qualifier le régime actuel.
L’incident provoqué par Ahmed Hachani aura montré la nécessité pour les dirigeants tunisiens de faire appel à des services de communicants de manière à mieux maîtriser certains sujets, à apprendre à développer un argumentaire et à se familiariser avec la prise de parole publique. Les maladresses à un aussi haut niveau font désordre.
Pour éviter ces situations embarrassantes, Haythem el-Mekki, célèbre chroniqueur de Mosaïque FM, a de son côté suggéré une autre solution : « La meilleure façon de ne pas donner prise aux critiques est d’être tous démocrates et libres. »
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