De Mazagan à Mazagão : la ville marocaine qui traversa l’Atlantique
Ville fortifiée proche de Casablanca, El-Jadida a longtemps été occupée par les Portugais, qui l’avaient baptisée Mazagan. Lorsque, au XVIIIe siècle, elle a enfin été reprise par les Marocains, ses habitants ont choisi de traverser l’Atlantique pour fonder, au Brésil, Néo-Mazagão. Une nouvelle Mazagan.
En Afrique du Nord, le XVIe siècle est marqué par l’assaut tous azimuts des Chrétiens ibériques sur les côtes maghrébines. Peu leur importe l’hinterland, ce qui les attire se sont les cités portuaires. Ils y installent comptoirs et places fortes pour s’assurer le contrôle de la mer et de l’océan.
C’est ainsi que de Tanger à Agadir, les Portugais vont mettre la main sur quasiment tous les ports marocains. Leur présence, toutefois, n’y dure qu’un peu moins d’un demi-siècle. Galvanisée par la flamme du jihad, la dynastie des Saadiens reprend alors, l’une après l’autre, les fronteiras – c’est-à-dire les places fortes portugaises. À une exception près : Mazagan, ou El-Jadida, dont le destin sera des plus rocambolesques.
Mazagan, la dernière des fronteiras
Face à l’assaut des Marocains, les Lusitaniens se barricadent dans Mazagan. Ils ne veulent en aucun cas abandonner la place forte dont la baie offre un avantage géographique indéniable, et renforcent les constructions défensives. Pour Lisbonne, le site est une tête de pont du commerce en Afrique du Nord, et une étape importante vers les Indes orientales ainsi que vers le Brésil.
Pour comprendre, il faut évoquer l’expansion maritime portugaise vers l’Afrique du Nord aux XVe et XVIe siècles. Cette aventure vers le continent africain se fait grossièrement en deux étapes. D’abord une conquête de la Méditerranée occidentale, qui permet dès 1415 à Lisbonne de s’emparer de Ceuta et Ksar Seghir, sur le détroit de Gibraltar. Ensuite, ce sera le littoral atlantique. Des villes côtières marocaines, les Portugais vont en faire des comptoirs qui seront autant d’étapes d’avitaillement sur la route des Indes.
Deux siècles après la reprise des autres fronteiras toutefois, soit en 1769, l’anomalie que constitue Mazagan se fait de plus en plus inacceptable. Le sultan Mohammed ben Abdallah encercle donc le port et, cette fois, exige sa reddition. Les Portugais vont choisir une autre issue, inattendue : l’évacuation. Ou plutôt le déménagement. Les assiégés décident non seulement d’évacuer les familles, en commençant par les femmes et les enfants, mais, plus surprenant, les effets personnels. « En premier lieu, les images sacrées, l’argenterie et les ornements des églises ; en second lieu les vêtements, habits et choses similaires […] Vous devez également faire tout votre possible pour sauver et faire transporter l’artillerie de bronze sur les navires », précise l’ordre d’évacuation cité par l’historien Laurent Vidal. Sans oublier la cloche de l’église. Ce qui ne peut être transporté est plongé dans les eaux froides de l’océan.
C’est ainsi que les Mazaganistes vont sortir par la porta do mar, qui donne accès aux canots transportant la population vers les voiliers ancrés au large. En tout, 14 embarcations vont accueillir environ 2 000 habitants. « Le 11 mars 1769, dans la baie de Mazagão, une ville entière s’apprête à battre en retraite. […] C’est une ville qui abandonne son espace vital, une société urbaine qui se sépare de son enveloppe de pierre […] Quatorze embarcations ont été dépêchées depuis Lisbonne à cette étonnante fin : organiser une retraite urbaine », explique toujours Laurant Vidal dans son essai Mazagao, la ville qui traversa l’Atlantique.
C’est donc un exil collectif qui passe d’abord par la métropole avant de reprendre l’océan, direction le Nouveau Monde. Après six mois de transit dans la capitale portugaise – en lieu et place des quinze jours promis – les évacués de Mazagan traversent l’Atlantique. Destination : Bélem, une ville à la lisière de l’Amazonie. Les départs se font au compte-gouttes, quasiment famille par famille. Finalement, les anciens habitants de Mazagan la Marocaine finissent par s’installer dans la nouvelle Mazagan amazonienne : corps, âme et objets, comme en témoigne la cloche de la nouvelle église de Néo-Mazagão dont la musique rappelle régulièrement son origine mauresque.
Une mémoire bien entretenue
Aujourd’hui la ville, comptant un peu plus de 13 000 habitants, tient à entretenir cette mémoire. Chaque mois de juilllet, la fête de Saint-Jacques commémore ces événements peu communs et rappelle à la population son passé lusitano-marocain. Qui ne se limite pas à la présence portugaise sur le littoral atlantique, puisque Mazagão la Brésilienne cultive aussi le souvenir de la fameuse bataille des Trois Rois. Au XVIe siècle, elle a vu s’affronter aux environs de Ksar El-Kébir, au centre-nord de l’empire chérifien, deux sultans marocains, El-Mutawakkil et Abd el-Malik, l’un au pouvoir et l’autre déchu, et le roi du Portugal, Sébastien, venu prêter main forte à El-Muttawakkil.
Le souverain portugais disparaît dans la bataille et c’est ce souvenir qui est aujourd’hui entretenu à Mazagão. « Aujourd’hui encore, le visiteur qui se rend à l’église des hiéronymes peut entendre le guide déclarer : “On dit que les cendres de dom Sebastião sont ici, mais à vrai dire on n’en sait rien, car le roi mourut et se perdit à la bataille Alcacer Quibir [Ksar El-Kébir]” », raconte l’historienne Lucette Valensi dans son ouvrage Fables de la mémoire, la glorieuse bataille des Trois Rois (1578).
Par la suite, une légende tenace va se tisser autour de cet événement, des deux côtés de l’Atlantique. « Le Brésil n’est du reste pas seul à recevoir, à répandre à son tour, les rumeurs concernant le roi Sébastien. Elles sont entendues jusqu’à Goa, aux Indes orientales, où un frère théatin s’interroge, dans un sermon qu’il prononce en 1680 : pourquoi Sébastien ne revient-il pas ? », poursuit Lucette Valensi. C’est en fait tout le monde lusitanien qui succombe à la rumeur légendaire selon laquelle le roi n’est pas mort dans la bataille et prépare son retour.
Ces souvenirs communs sont encore vivaces au XXIe siècle et alimentent une mémoire triple à la fois lusitanienne, marocaine et brésilienne. En 2016, la télévision brésilienne a lancé le projet d’un documentaire : Mazagão : Mythe, mémoire et migration. Qui fait suite à un autre, tourné en 2008 par la télévision portugaise et intitulé Mazagão, a Água que Volta.
Et la science n’est pas en reste : elle aussi s’est penchée sur les répercussions de cette aventure humaine exceptionnelle. D’une étude menée en 2011 par des généticiens, il est ressorti que l’ascendance masculine à Mazagão novo est composée de 77 % d’Européens, 14 % d’Africains et 8% d’indigènes. Et Davi Alcolumbre, élu en 2019 à la présidence du Sénat brésilien, est lui-même d’origine marocaine, même si sa famille n’a aucun lien avec Mazagão. Une histoire croisée, donc, qui a débouché sur le classement de la ville au patrimoine mondial l’Unesco, en 2004. Pour justifier ce choix, l’organisation a expliqué que Mazagão était « témoin de l’échange d’influences entre les cultures européennes et la culture marocaine ».
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