Vie et mort de Charlie Biton, le Marocain à l’origine des Black Panthers israéliens
Le Black Panther Party, créé par les Africains-Américains aux États-Unis en 1966, a fait des émules jusqu’en Israël au sein de la communauté juive marocaine. Décédé récemment, Charlie Biton en fut l’une des grandes figures et a passé sa vie à lutter contre les discriminations à l’égard des Juifs originaires des pays arabes.
Charlie Biton, figure des Black Panthers israéliens, s’est éteint le 24 février dernier, en Israël, à l’âge de 76 ans. Pendant plus d’un demi-siècle, il s’est battu pour les droits des Juifs mizrahim (Juifs arabes ou Juifs orientaux), victimes de discriminations systémiques au sein de l’État hébreu. Né à Casablanca en 1947, Charlie Biton a quitté le Maroc deux ans plus tard, en 1949. Ses parents ainsi que ses six frères et sœurs font partie des premières familles juives marocaines à avoir effectué leur alyah en Israël, un an après sa déclaration d’indépendance. Entre 1948 et 1949, 22 900 Juifs ont quitté le royaume – toujours sous protectorat – pour rallier cet État nouvellement créé en Palestine, au cœur du Moyen-Orient.
La famille Biton s’installe à Musrara, l’un des quatre quartiers de Jérusalem. Construit en 1850 sous l’Empire ottoman, Musrara abritait des commerçants arabes, chrétiens et musulmans, des Juifs et des Britanniques, dans une atmosphère paisible, où le vivre-ensemble n’était pas une lointaine illusion. Le quartier comptait plus de 130 villas et autant de jardins verdoyants, mais également des écoles et des hôpitaux.
Puis, à partir de 1920 – prémices du conflit entre Arabes et Juifs – jusqu’à la Nakba de 1948 (l’exode palestinien), Musrara s’est transformé en no man’s land, en ghetto ethnique. Les populations juives originaires du Maroc, qui ont récupéré les domiciles abandonnés de force par les Palestiniens, y ont été installées en masse pour « faire nombre », mais privées de tout. La précarité sociale a été largement exacerbée par le climat de guerre quotidien, Musrara étant extrêmement proche de la frontière militarisée entre Israël et la Jordanie, et quasiment coupé du reste de la Ville sainte.
L’étincelle de Wadi Salib
La toute première étincelle de la révolte sociale des Juifs orientaux a lieu en 1959, dans le quartier pauvre de Wadi Salib, à Haïfa. Cette année-là, un policier israélien tire sur un homme ivre et le blesse. La victime est un citoyen juif d’origine marocaine. Au lendemain de cette bavure policière, des centaines de manifestants se rassemblent devant le commissariat pour protester, jusqu’à ce que le rassemblement pacifique dégénère en émeutes puis en pillages dans toute la ville.
À l’époque, le Mapaï – parti travailliste et fondateur de l’État hébreu, majoritairement ashkénaze – mate la contestation et ignore les questions sociales, notamment celles liées aux discriminations ethniques. Dans un contexte de récession économique, le gouvernement est focalisé sur le tout-sécuritaire. Mais plus d’une décennie plus tard, juste après la victoire de l’État hébreu dans la Guerre des Six-Jours de 1967, le pays – en pleine expansion territoriale – renoue avec la croissance économique. Jérusalem est réunifiée et Musrara s’ouvre peu à peu au monde : celui des nouveaux arrivants américains et européens, du rock’n’roll, de Mai 68 et des grandes idées de gauche (émancipation, libertés individuelles, droits civiques, etc.).
Avant 1967, la vie de Charlie Biton est ponctuée d’arrestations et de gardes à vue pour « larcins » ou « flânage ». À neuf ans, comme quasiment tous les gamins du quartier, il est battu par la police. À 14 ans, il est envoyé dans un centre de détention pour mineurs pendant un an. Son père, Eliyahu, un concierge, est lui-même qualifié de « provocateur politique » par les renseignements policiers qui surveillent les Marocains d’Israël comme le lait sur le feu. Après 1967, Charlie s’ouvre à un monde nouveau, à la faveur, notamment, d’un passage au sein de l’Organisation reconstruction travail (ORT), un réseau éducatif mondial animé par de nombreux militants de gauche.
Et c’est ainsi que Charlie Biton, Saadia Marciano (né à Oujda) et Reuven Abergel (né à Rabat) créent les « Blacks Panthers », en 1971. Les trois jeunes gens se sont bien sûr inspirés du Black Panther Party, un mouvement révolutionnaire de libération africaine-américaine, fondé cinq ans avant aux États-Unis, et ont surfé sur son aura. D’ailleurs, Biton appellera sa fille Angela, en hommage à la militante Angela Davis. Surtout, Biton et ses camarades incarnent la nouvelle génération d’immigrés orientaux. Contrairement à leurs parents, qu’ils ont vu se faire humilier, ils maîtrisent parfaitement l’hébreu et n’ont pas peur de prôner l’action violente pour se défendre face au racisme.
Panthères noires ou robins des bois ?
Les « Panthers » israéliens multiplient alors les manifestations, les plaidoyers et les affrontements avec la police. Charlie Biton dirige la « Milk Opération » (l’Opération lait), l’une des actions les plus célèbres du mouvement. Au petit matin du 14 mars 1972, lui et ses camarades se rendent dans le quartier cossu de Rehavia (Jérusalem) pour voler les bouteilles de lait frais, livrées quotidiennement aux portes des « riches », laissant derrière eux une note disant : « Nous vous remercions de donner votre lait aux enfants affamés, plutôt qu’aux chiens et aux chats de vos maisons […], nous espérons que cette opération vous incitera à contribuer à la guerre contre la pauvreté. »
Puis les Panthers déposent ces bouteilles devant les habitations insalubres du quartier pauvre d’Asbestonim (un nom tiré des feuilles d’amiante utilisées pour construire le quartier à la hâte), situé en périphérie de Jérusalem. Une première et un véritable luxe pour les gens du coin. Cette fois-ci, la note disait : « C’est un rappel à tous les citoyens et au gouvernement, et particulièrement à vous, que nous nous soucions de nous. »
Désenchanté par le sionisme, Charlie Biton peaufine sa formation politique ancrée à gauche en voyageant en Europe, dès la fin de l’année 1971. Il y rencontre notamment les militants marxistes et des groupuscules révolutionnaires. En 1975, il retourne en Europe et rencontre cette fois-ci des représentants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ce qui à l’époque est considéré comme une « haute trahison » en Israël, puisque l’OLP est considérée comme une « organisation terroriste ». Quelques mois plus tard, les Black Panthers israéliens organisent une conférence nationale, où ils se positionnent en faveur de la création d’un État palestinien : une première. Le mouvement déclare : « Une paix juste n’est possible que sur la base de la reconnaissance mutuelle d’Israël et des Palestiniens, fondée sur le principe selon lequel cette terre est la patrie commune de deux peuples, dont chacun a le droit à un pays indépendant et à la souveraineté. »
En 1977, Biton rejoint le Parti communiste israélien pour former une nouvelle coalition politique de gauche, Hadash, qui se présente aux élections. Biton devient alors député, et le reste jusqu’en 1992. Tout au long de ses mandats, il n’a cessé de dénoncer les discriminations à l’encontre des Juifs mizrahim et joué le rôle d’un véritable lanceur d’alerte contre les méthodes de l’establishment ashkénaze. Le député a notamment dénoncé le système de tricherie d’admission à l’université, qui favorisait les Ashkénazes, et rendu publique une grève menée en prison contre les mauvais traitements infligés aux Panthers incarcérés. Un jour, alors qu’il prononçait un discours sur les questions sociales, il a tourné le dos aux députés puisque « leur parler n’est pas mieux que parler à un mur ». En 1980, il a également été le tout premier responsable politique israélien à rencontrer Yasser Arafat, le chef de l’OLP.
Un Mizrahim à contre-courant
Charlie Biton a pris la voie de gauche, à contre-courant de la majorité des Juifs mizrahim qui, à partir de la décennie 1980, ont massivement donné leurs voix au parti du Likoud (droite). En 1998, Ehud Barak, candidat du parti travailliste, a émis des excuses officielles pour le rôle de son parti dans les discriminations infligées aux Juifs orientaux. Dans la foulée, Biton et ses camarades Panthers se sont fendus d’une lettre à l’intention de Benyamin Netanyahou, leader du Likoud et fraîchement nommé Premier ministre, pour lui demander d’en faire de même.
« Même si nous n’en avions pas l’intention, nous avons été l’une des raisons pour lesquelles le Likoud a trouvé des électeurs parmi les Mizrahim […]. Puisque les différents dirigeants du Likoud sont connus pour bénéficier des votes mizrahim et n’ont pas résolu les problèmes de désespoir et de pauvreté dans les quartiers pauvres et les villes en développement, nous vous appelons à suivre les traces du chef du parti travailliste et à demander pardon à la deuxième et à la troisième génération d’immigrants mizrahim. » Netanyahou n’en a jamais rien fait.
Avec le temps et l’âge, Charlie Biton a pris ses distances avec la gauche révolutionnaire et nuancé ses positions. Après l’échec des accords d’Oslo et la seconde Intifada, il a fini par adopter le point de vue majoritaire en Israël « selon lequel il n’y a pas de partenaires palestiniens pour la paix », relate la Jewish Telegraphic Agency, fondée à La Haye et basée à New-York. Néanmoins, toute sa vie durant, il a continué à se battre au nom de la justice. En août 2011, Charlie Biton a marché avec les 300 000 Israéliens descendus dans les rues pour exiger la « justice sociale » et le « retour de l’État providence ».
En 2021, à l’occasion du cinquantenaire des Black Panthers israéliens, il a accordé l’une de ses dernières interviews au quotidien le plus diffusé en Israël, Yediot Aharonot. « Encore aujourd’hui, les Mizrahim vous diront qu’il y a de la discrimination […], que la situation est pire qu’avant. Dans l’assurance, les banques, les affaires ou la tech, les plus hauts salariés sont tous des Ashkénazes. Il n’y a pas de Mizrahim”, y déclare-t-il. Avant de partir, Charlie Biton n’aura donc ni connu la fin des discriminations à l’encontre des Mizrahim, ni la paix avec les Palestiniens.
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