Rwanda Arts Initiative : Kigali joue la carte de la culture

Avec l’organisation de la première Triennale de Kigali, le Rwanda se positionne de manière ambitieuse dans le calendrier culturel africain.

Barques papillons sur le lac Burerade © Cédric Misero

Barques papillons sur le lac Burerade © Cédric Misero

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 13 avril 2024 Lecture : 7 minutes.

Depuis le sommet de la colline, aperçues entre les feuilles de bananiers et d’eucalyptus, des taches rouges à la surface de l’eau attirent le regard. Difficile de croire à la vision onirique qui s’impose dans la mosaïque de verts sous un ciel d’orage : des barques surmontées d’ailes de papillon rouge vif se déplacent lentement sur le lac Burera, entre la côte et l’île Batutsi.

Dans le nord du Rwanda, loin de tout centre urbain, loin de tout musée, une œuvre d’art pilotée par des pêcheurs se meut en toute liberté dans la nature. Ainsi l’a voulu le jeune plasticien rwandais Cédric Mizero, 31 ans. Sur les hauteurs qui dominent les lacs jumeaux de Burera et Ruhondo, il a acheté toute une colline, qu’il a ensuite transformée en résidence d’artistes, lieu d’exposition, de rencontres et de spectacles. Connu à l’international pour ses créations de mode, le jeune homme travaille ici en lien avec les habitants et en contact étroit avec la nature. Il a nommé ce lieu au panorama sublime Ikinyugunyugu, soit « papillon » en kinyarwanda.

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Cédric Mizero et les papillons du lac Burera

En ce mois de février 2024, Ikinyugunyugu accueillait pour la première fois des visiteurs étrangers pour leur offrir un parcours d’art et de musique, à l’occasion de la première Triennale de Kigali, organisée du 16 au 25 février 2024. Un événement parmi tant d’autres célébrant la vivacité et la ténacité des arts dans ce petit pays de la région des Grands lacs. « La Triennale, c’est 64 événements, 150 artistes étrangers invités, 200 artistes et auteurs rwandais », résume en une phrase Sophie Kabano, avocate d’affaires à Kigali, productrice de la Triennale et administratrice de la Rwanda Arts Initiative (RAI). Pendant 9 jours, Rwandais et visiteurs étrangers ont pu assister et participer à une multitude d’événements culturels, principalement dans la capitale mais aussi en zone rurale. Rencontres littéraires, représentations théâtrales, spectacles de danse, expositions, projections, concerts : la plupart des industries culturelles et créatives (ICC) étaient célébrées, en salles et dans la rue.

À l’origine de ce nouveau rendez-vous culturel continental, la RAI, créée en 2012 par l’acteur et dramaturge Dorcy Rugamba (54 ans) pour accueillir et soutenir les créateurs. « Les artistes n’avaient pas vraiment de lieu physique pour travailler au cœur même de Kigali, raconte Sophie Kabano. La RAI leur a offert et leur offre toujours, avec la maison de Dorcy Rugamba dans le quartier de Kimihurura, une adresse administrative où ils peuvent bénéficier de conseils professionnels. Nous recevons tout le monde, tous types d’artistes. La RAI est un incubateur qui développe aussi, depuis une dizaine d’années, une démarche de plaidoyer auprès des pouvoirs publics en faveur de la culture ». La démarche semble avoir porté ses fruits puisque lesdits pouvoirs publics ont en grande partie financé l’événement, qui disposait d’un budget d’environ 1 million d’euros. « C’est la première fois que l’État s’implique aux côtés de la RAI, poursuit Sophie Kabano. Il est devenu sensible aux questions relatives aux ICC. On a longtemps cru qu’il craignait les artistes et la liberté qu’ils représentent, mais en l’occurrence il nous a donné les moyens et s’est réellement investi ».

L’art, un socle de cohésion

Directeur artistique de la manifestation, Dorcy Rugamba ne dit pas autre chose : « Dans un pays traumatisé comme le Rwanda, qui est aussi un pays de monoculture où l’on parle tous la même langue, l’art peut être un socle de cohésion. Il existe aujourd’hui une véritable volonté d’ouvrir le pays et de porter une vocation panafricaine. C’est très récent, mais la ministre de la Jeunesse et des Arts, Sandrine Umutoni, vient du secteur culturel et elle en comprend tous les enjeux, notamment économiques. S’agissant de la programmation, l’État ne s’en est pas mêlé et nous a laissé libres ».

Porté par l’envie de « mettre en lumière la communauté artistique rwandaise et d’inviter le monde », Dorcy Rugamba défend l’idée d’un « investissement pour l’avenir », au sens propre comme au figuré. S’il affirme avoir eu à cœur de soutenir la jeunesse, de promouvoir les créatrices et de montrer la production africaine, il n’hésite pas à employer l’argument économique pour expliquer sa démarche. « Quand il est question de culture, beaucoup prétendent que ce n’est pas une priorité, que ce serait de l’argent gaspillé pour faire la fête – alors que c’est un investissement sur le long terme – . Aujourd’hui, la plupart des pratiques artistiques sont cantonnées à l’économie informelle. En les développant, il est possible de les faire entrer dans l’économie formelle. Avec la Triennale, nous n’avons pas cherché à faire quelque chose de somptuaire, nous avons mis l’accent sur les forums de discussion, la formation, la professionnalisation, en pensant le monde culturel comme un marché global. Nous avons invité des producteurs qui peuvent créer des projets et soutenir des artistes internationalement. Les métiers de la création sont très prisés de la jeunesse et les partenaires financiers peuvent désormais comprendre qu’il est possible d’investir sur un artiste ou une compagnie. L’ambition est clairement de faire de la culture un secteur de développement. D’ici trois ans, j’espère que tous les acteurs culturels auront compris quel rôle ils peuvent jouer ». De son côté, Sophie Kabano souligne que le pays entend créer 300 000 emplois par an « en dehors de l’agriculture » et qu’il y a là une « opportunité à saisir ».

Zora Snake« au delà de l’humain » © Facebook Zora Snake

Zora Snake« au delà de l’humain » © Facebook Zora Snake

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Issa Damaan Sarr, Zora Snake…

Pour sa première édition, la Triennale de Kigali a cherché à s’affirmer de manière singulière en essayant de proposer « un rendez-vous culturel qui s’inscrive sur la carte de l’Afrique ». Il ne s’agissait donc pas de répliquer la Biennale de Dakar (Sénégal), consacré aux arts plastiques, ou le Femua (Côte d’Ivoire), qui accueille des musiciens. D’où le choix d’un événement multidisciplinaire ouvert sur la rue et la province. « Certaines formes artistiques sont difficiles à défendre auprès du grand public, explique Dorcy Rugamba. Elles attirent plus souvent une caste que monsieur et madame tout-le-monde. Nous avions envie d’aller chercher le public là où il se trouve, dans l’espace public, dans les quartiers, hors de la ville. De proposer des formes interactives et d’éviter l’entre-soi. »

La lecture musicale du Sénégalais Issa Damaan Sarr, Peuple de l’eau, s’est ainsi déroulée au bord du lac Kivu, à Rubavu, avec une participation active des pêcheurs. Quant à L’opéra du villageois, de la compagnie camerounaise Zora Snake, elle a eu lieu en plein air dans la zone sans voiture très fréquentée par la jeunesse d’Imbuga City Walk, à Kigali. Venue depuis la France, une vaste délégation de l’Office national de diffusion artistique (ONDA) suivait de près l’ensemble des représentations de cette triennale.

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Concernant la dizaine de disciplines représentées, Dorcy Rugamba et son équipe avaient confié le commissariat à des binômes associant chaque fois un artiste rwandais à un artiste venu de l’étranger dans l’espoir de créer des collaborations et de renforcer le dialogue. Rugamba lui-même, qui présentait avec Marembo une puissante lecture musicale sur son expérience personnelle du génocide, se prononce déjà en faveur d’une direction artistique tournante. « Je viens du théâtre et il y avait cette année une programmation théâtrale conséquente, dit-il. Une direction tournante permettra de surprendre, de nourrir le regard. »

Soft power à la rwandaise

Plus prosaïquement, les nourritures terrestres n’ont pas été oubliées, avec un forum consacré à la gastronomie. « C’était une première pour tout, y compris pour la gastronomie, commente Sophie Kabano. C’est même en réalité le dernier aspect de la Triennale à avoir été programmé, après une suggestion de la FAO. C’est un art qui réunit. On peut ne pas aimer le théâtre ou la musique, mais on se retrouve tous autour de la nourriture. Nous entendons bien renforcer nos capacités autour des arts culinaires et proposer, à l’avenir, dix jours de découvertes autour de la gastronomie rwandaise. » Animés, les débats sur le sujet ont rassemblés plus de 70 personnes passionnées par les questions culinaires les plus actuelles : préservation des produits locaux, circuits courts, hygiène alimentaire, écologie… « Nous avons besoins de ces expériences collectives qui contribuent à la fabrique de la cohésion sociale », commente sobrement Samuel Sangwa, membre de RAI et spécialiste du droit d’auteur. « Les ICC, c’est la jeunesse, ce sont des jeunes qui sont nés après le génocide, qui s’emparent du pays, qui veulent investir d’autres imaginaires et proposer de nouveaux récits », insiste de son côté Sophie Kabano. Au niveau de l’état, il semblerait que l’idée ait fait son chemin d’un « soft power » à la Rwandaise.

Une seconde triennale aura-t-elle pour autant lieu dans trois ans, comme le promettent ses promoteurs ? Toutes les conditions semblent en tout cas réunies. D’autant que la mairie de Kigali, partenaire précieux de la Triennale, a octroyé à la RAI un terrain de six hectares – dont deux de jardin potager pour alimenter les lieux de restauration – dans le quartier de Kimicanga, où un espace spécifique sera bâti, conçu par l’architecte florentin André Benaïm.

Demeure néanmoins le problème de la situation politique tendue avec le voisin congolais. Une situation à laquelle les artistes de toutes nationalités opposent une approche optimiste, et un exemple à suivre. Ainsi l’artiste franco-rwandais Mucyo, qui peint en décolorant des tissus à l’eau de javel, a investi une petite île du lac Kivu baptisée « Akeza », « la belle », à quelques encablures de Goma (RDC). Il y a invité des collègues, notamment congolais. « Comme artistes, nous transcendons les conflits, les genres, les nationalités, dit-il. Cet endroit appartient à l’humanité et tout le monde est le bienvenu. »

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