Comment les colons ont démantelé les mosquées en Algérie
Alors que vient d’être inaugurée à Alger la plus grande mosquée d’Afrique, retour sur la façon dont les colonisateurs français se sont attaqués, au XIXe siècle, au patrimoine architectural musulman, recyclant sans scrupule les lieux de culte en casernes ou les transformant en églises chrétiennes.
Le 25 février dernier, Djamaâ El-Djazaïr, la Grande Mosquée d’Alger, ouvrait ses portes au grand public. Le chantier, lancé en 2012, a duré sept ans, survivant aux défis techniques délégués à la société d’État chinoise CSCEC mais surtout aux vives polémiques soulevées par ce projet gargantuesque. Résultat des courses : un budget doublé par rapport à ce qui était prévu à la base, soit quelque 2 milliards de dollars. Et un long report de son inauguration, prévue en 2020 mais décalée pour cause de crise sanitaire et de contamination du président Abdelmadjid Tebboune par le Covid-19.
Les chiffres, eux, donnent le tournis : 30 hectares de superficie, une capacité d’accueil de 120 000 visiteurs pour ce qui est désormais la plus grande mosquée d’Afrique, et la troisième de Dar al-islam après celles de La Mecque et de Médine. Le minaret, le plus haut du monde avec ses quelque 267 mètres de hauteur, est surmonté d’un belvédère offrant une vue imprenable sur la baie d’Alger et celle de Sidi-Ferruch. C’est Cette baie justement qui, il y a bientôt deux siècles, a vu débarquer 37 000 soldats français. Lesquels allaient durablement modifier l’histoire des édifices religieux, et particulièrement celle des mosquées, dans cette terre d’islam.
L’Algérie en 1830, à l’instar de l’Empire chérifien à l’Ouest ou de la régence de Tunis à l’Est ainsi que du reste de l’Afrique du Nord, est un pays où l’islam s’est imposé depuis belle lurette. L’islam maghrébin est alors très encadré dans des structures confrériques qui ne s’arrêtent pas à la frontière d’un État. Il n’y a pas qu’elles. En Algérie comme au Maroc, le culte religieux est également supervisé par le Makhzen, c’est-à-dire l’État central. Sa gestion est prévue à travers les habous, les biens de mainmorte qui ont été pieusement légués.
Un culte musulman bien structuré
Toute une classe cléricale veille au grain spirituel. Des oulémas – enseignants en théologie – aux cadis – des magistrats –, en passant par les muftis – jurisconsultes – et les nadhirs des habous –, les administrateurs des fondations pieuses. Pourtant, les Français, une fois débarqués, vont faire fi de cette histoire. Ils agissent comme en terrain conquis, comme s’ils avaient mis la main sur un territoire totalement vierge. L’ethnologue Jean Servier interprète dans son essai Les Portes de l’année. Rites et symboles. L’Algérie dans la tradition méditerranéenne (1962), le comportement des Français : « Trop souvent, sous-développement matériel a été naïvement confondu avec sous-développement spirituel, et l’Occident a voulu tout apporter dans des terres inconnues qu’il a prises pour des terres vierges, pourtant fécondées par d’antiques civilisations. » Cela va apparaître très clairement.
Pour les besoins militaires et administratifs, Alger, en peu de temps, va devenir un véritable chantier urbain. On métamorphose la cité arabe en ville européenne. « M. le général Clauzel […] forma une commission de voirie […], Le secrétaire de cette commission reçut pour mission de changer les noms de toutes les rues, ce dont il s’acquitta si bien que les habitants d’Alger ne se reconnaissaient plus dans leur propre ville », rapporte l’officier Edmond Pellissier de Reynaud, témoin des faits, dans ses Annales algériennes. Plus loin il continue : « Les travaux de la route du fort de l’Empereur, et ceux d’une esplanade construite en dehors de la porte Bab-el-Oued, amenèrent la destruction de deux cimetières musulmans. »
Ce n’est pas le pire. Pellissier de Reynaud toujours, rapporte que l’« on s’empara aussi, sous le duc de Rovigo, de plusieurs autres mosquées pour divers services administratifs ». Les Français, à leur arrivée, avaient pourtant juré de respecter les lieux religieux, en particulier les mosquées. La promesse vient directement de Louis Auguste Victor de Ghaisne, comte de Bourmont. Il est le général en chef du corps expéditionnaire français et, une fois la victoire remportée, il se hâte de faire placarder sur les murs d’Alger une notice pour rassurer la population civile. « Je vous garantis […] que vos mosquées […] ne cesseront d’être fréquentées comme elles le sont maintenant […], que personne n’apportera d’empêchement aux choses de votre religion et de votre culte. » Le comte de Bourmont assure aussi que les lieux sacrés seront interdits aux non musulmans. Dans la réalité, il n’en sera rien.
Sur la presqu’île de Sidi-Ferruch se trouvaient trois constructions. La Torre Chica, une batterie de 14 pièces et une mosquée. L’ensemble était sévèrement gardé par un poste de janissaires veillant jalousement sur la mémoire et le caveau de Sidi-Fredj (Ferruch, le saint homme qui a donné son nom à la presqu’île), inhumé dans une kouba octogonale. « La châsse du marabout était incrustée de bois précieux et recouverte d’ex-voto et d’amulette en corail, en argent, en verroterie », dépeint l’écrivain Henri Klein. Après de durs combats, l’espace sera réquisitionné par l’armée française et, par la suite, la mosquée fera office de cabinet et de salle à manger pour Le comte de Bourmont, et la chapelle du santon, de chambre à coucher. Le pire est encore à venir : 17 ans plus tard, le lieu sacré est rasé. On édifie à sa place un fort militaire.
Les mosquées algéroises au pilori
Encore n’était-ce qu’un avant-goût des événements à suivre. Les mosquées étant les lieux les plus spacieux de la ville, l’état-major français décide d’y installer les soldats. Ainsi, les lieux de culte se transforment du jour au lendemain en dortoirs, cantines, dépôts d’armements et de munitions, hôpitaux… « Le premier monument abattu fut Jamaa As-Sayyida […]. Les premiers éléments dataient du XIIe siècle et étaient donc contemporains des débuts de la construction de Notre-Dame de Paris », avance l’historien Alain Ruscio. Vint le tour de la mosquée Ketchaoua, dont la construction date du mitan du XVe siècle et qui deviendra le symbole par excellence de la métamorphose de nombre de lieux de culte musulmans en temples chrétiens.
L’aménagement est on ne peut plus méthodique. À l’extérieur, bien visible, le minaret devient un clocher. À l’intérieur, dans le mihrab, une statue de la Vierge prend place. La fontaine à ablutions donne lieu à des fonds baptismaux. Pour couronner le tout, les nouvelles autorités coloniales cherchent l’adoubement de Rome. Le pape Grégoire XVI ne se fait pas prier. Le 9 août 1838, il promulgue la bulle « Singulari divinae ». Celle-ci atteste la reconnaissance par l’Église de l’évêché d’Alger dont le siège n’est rien d’autre que l’ancienne mosquée Ketchaoua ! Elle n’est la pas seule. Deux autres mosquées à Alger vont subir un sort identique. La mosquée El-Berrani devient en 1839 l’église Sainte-Croix après avoir servi de casernement militaire.
Enfin la mosquée Ali Bitchin, dans la kasbah, près de la fameuse Bab-el-oued, se voit rebaptiser en 1842 en « Notre-Dame des Victoires ». Si bien que deux décennies à peine après l’arrivée des troupes françaises, sur neuf grandes mosquées existant en 1830, seules quatre sont encore affectées au culte musulman. Et le reste du pays n’échappe pas à cette politique : Oran, Tlemcen, Cherchell voient leurs principales mosquées transformées en bain-douche, en hôpital militaire, etc. La mosquée Mohammed el-Kébir à Oran, après maintes péripéties, sera toutefois rendue au culte musulman en 1892. Avec le temps, cette frénésie destructrice va progressivement s’éteindre face à l’engagement de la société civile. Des hommes politiques, des artistes comme Eugène Delacroix, Ernest Feydeau ou Théophile Gautier, pour n’en citer que quelques-uns, s’insurgent contre les destructions et les transformations.
Au regard de cette histoire, l’érection de Djamaâ El-Djazaïr reflète sans doute un inconscient historique. Celui par lequel l’Algérie veut affirmer encore et toujours son identité arabo-musulmane face à l’ancienne puissance coloniale et sa politique passée d’aliénation à grande échelle.
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