Journée des droits des femmes : l’Afrique peut (vraiment) mieux faire

Sur le continent, des affaires de viol et d’agression sexuelle mettent en lumière une implacable réalité : le peu d’empressement des États à respecter leurs engagements internationaux, notamment en matière de protection et d’accompagnement des victimes de violences fondées sur le genre. 

Manifestation devant le ministère de la Justice, à Khartoum, Soudan, lors de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2020. © ASHRAF SHAZLY/AFP

Manifestation devant le ministère de la Justice, à Khartoum, Soudan, lors de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2020. © ASHRAF SHAZLY/AFP

Patrick Awondo. © DR
  • Patrick Awondo

    Anthropologue, enseigne à l’université de Yaoundé 1, au Cameroun ; Directeur exécutif du Centre sur le genre et les discriminations ; Auteur de « Le Sexe et ses doubles. (Homo)sexualités en postcolonie » (ENS-Lyon éditions, 2019) et coauteur avec E. Bouilly et M. Ndiaye de « Penser l’anti-genre en Afrique » (éditions Karthala, 2022)

Publié le 8 mars 2024 Lecture : 6 minutes.

Le 19 janvier dernier, le lanceur d’alerte camerounais N’Zui Manto publiait sur les réseaux sociaux des dizaines de témoignages de jeunes femmes accusant un homme d’affaires, Hervé Bopda, de viols et d’agressions sexuelles. Le hashtag #StopBopba accompagnant ces dénonciations était alors repris des centaines de milliers de fois, non seulement au Cameroun, mais aussi en Côte d’Ivoire, au Nigeria, dans les diasporas africaines des pays occidentaux

Sous la pression de millions de femmes à travers les réseaux sociaux, la Commission des droits de l’homme du barreau du Cameroun puis la ministre de la Femme et de la Promotion de la famille exigeaient l’ouverture d’une enquête, qui a conduit à l’arrestation et au placement en détention provisoire de Hervé Bopda.

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Une révolution en trompe l’œil

On peut se réjouir de ce dénouement, qui démontre que les femmes disposent désormais, avec les réseaux sociaux, d’un outil de pression politique redoutable. Mais on peut aussi pointer du doigt une révolution en trompe l’œil. En effet, l’« affaire Bopda » fait ressortir plusieurs pesanteurs qui rappellent que les structures patriarcales sont encore à l’œuvre contre les femmes. Au premier rang de ces lourdeurs, le silence qui entoure les abus sexuels et autres actes d’oppression subis par les femmes dans nos sociétés.

Dans nombre de pays, la dénonciation des violeurs peut encore se retourner contre les femmes, des lois – écrites ou non écrites – obligeant par exemple les bourreaux à épouser leurs victimes en guise de réparation. Au Mozambique, ce n’est qu’en 2020 que les féministes ont obtenu l’abrogation d’une loi contraignant les femmes (ou filles) victimes de viol d’épouser leur agresseur.

Outre ces impasses légales et la peur de la stigmatisation, le faible niveau d’éducation des femmes, aussi, les maintient hors du système judiciaire. Lorsque ces deux faits se conjuguent à la pauvreté généralisée, l’on obtient des taux de dénonciation très bas des violences subies. Selon une étude de la fondation Freidrich-Ebert, au Niger, 99 % des femmes (filles) victimes de violences sexuelles n’osent pas les dénoncer.

« Le blâme des victimes »

En 2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) soulignait pourtant que 40 % de femmes en Afrique centrale, et 65 % en Afrique de l’Ouest, ont subi des violences liées au genre (VBG). Dans l’affaire Bopda, alors que le lanceur d’alerte N’Zui Manto évoque au moins 60 témoignages recueillis et des centaines de signalements du prédateur sexuel présumé, seules 12 plaintes ont été formellement déposées par des victimes restées anonymes.

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Dans la plupart des pays, la culture du viol et le poids de normes défavorables aux femmes renforcent ce que Paul Farmer nomme « le blâme des victimes », les rendant inaudibles. L’affaire Bopda confirme que le niveau d’éducation bas des femmes ainsi que les structures de l’oppression patriarcales demeurent des barrières à l’accès à une justice du genre en Afrique subsaharienne.

Accords de Maputo

Une adhésion sans conviction aux normes internationales en matière de droit des femmes est également à déplorer. Comme le montre l’affaire Bopda, le Cameroun ne dispose pas d’un mécanisme rapide de réponse à une situation relevant des VBG, dont la lutte est décrétée prioritaire par l’État. Les Nations unies recommandent pourtant depuis plus d’une décennie la création d’observatoires de VBG et de parité du genre, qui permettraient non seulement de faire remonter en temps réel des données sur les violences mais aussi de former, sensibiliser et outiller les acteurs judiciaires, la société civile et les victimes à une riposte rapide et efficace.

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Tout comme les observatoires des VBG, le non-respect des engagements pris par les gouvernements souligne le peu d’empressement des États à faire avancer les droits des femmes. Ainsi, considérés comme un cadre des plus progressistes en matière de droits de santé sexuelle et reproductive, les accords de Maputo de 2003 devaient servir de base à la modification des codes de la femme et de la famille dans les pays. Non seulement de nombreux États tardent toujours à ratifier ces accords mais, là où ils l’ont été, l’introduction des nouveaux codes a suscité des oppositions fortes de la part d’acteurs multiples.

Timide implication des États

Au Mali, en 2009, le nouveau code, voté au Parlement à une majorité écrasante, avait été envoyé en deuxième lecture à la présidence après que le Haut Conseil islamique et d’autres acteurs conservateurs ont dénoncé de nombreux articles – dont ceux liés à l’augmentation de l’âge au premier mariage pour les filles mineures – ou le rejet de la mention « l’homme est le chef de la famille ». Face à la détermination des conservateurs, qui avaient rassemblé plus de 50 000 personnes au stade omnisports de Bamako, le président avait fait amender le texte par le Parlement. Une version révisée du code fut adoptée en 2011 avec des modifications substantielles favorables aux conservateurs.

Au Tchad, le texte est en discussion depuis au moins vingt ans et a connu des centaines d’amendements, mais jamais d’adoption, du fait de divergences profondes entre les parties prenantes et d’une absence d’implication de l’État, qui renvoie les parties dos-à-dos. Ce n’est qu’en 2022 que le Cameroun a présenté un avant-projet de Code des personnes et de la famille. Presque partout, les accords de Maputo, censés constituer un socle protecteur garant des droits sociaux des femmes africaines, sont présentés par des néo-conservateurs comme un texte clivant et provocateur.

Culture anti-genre

Partout sur le continent, la montée en puissance d’une nouvelle génération de femmes portant des revendications féministes suscite des réactions violentes. Pour limiter l’expansion des droits, les acteurs de cette nébuleuse hétéroclite « anti-genre » faite de politiciens conservateurs, de leaders traditionnalistes, d’autorités religieuses et de citoyens en quête de notoriété entretiennent un amalgame entre la demande des droits liés au genre et aux sexualités et la perte de « valeurs morales ». Ça et là, le procès du féminisme prend la forme d’une dénonciation de l’impérialisme culturel, n’hésitant pas à déclencher des « paniques morales ».

De l’avis de certains, les droits des femmes, notamment ceux préconisés par les accords de Maputo en matière de santé de la reproduction, sont contraires à la « culture africaine ». D’autres s’inquiètent de ce pouvoir accordé aux femmes de disposer de leur corps et s’indignent à la moindre évocation de notions telles que le genre, le féminisme, la promotion des droits des femmes. Ces dernières seraient la porte ouverte aux droits d’autres minorités sexuelles. Cet argumentaire utilisant le bouc émissaire homosexuel, disons-le clairement, a toujours eu pour seul et ultime objectif de limiter l’accès aux droits des femmes.

Force de proposition et d’action

Pour avancer, deux pistes sont à explorer sur le continent. D’une part, un nécessaire renforcement du mouvement féministe et de la société civile. Il n’y aura pas de droits des femmes sans engagement de la société et sans convergence soutenue des luttes féministes, pro-genre et droits humains de façon générale. Le cas Bopda l’a bien démontré : l’implication des féministes relayant le hashtag #StopBopda a agi comme un accélérateur à la demande de justice.

D’autre part, l’implication des États est une condition pour la construction d’une égalité durable et définitive entre les hommes et les femmes. Les États africains doivent mobiliser des ressources propres afin de permettre l’accès aux droits pour les femmes, en abandonnant le modèle d’adhésion passive aux injonctions internationales pour devenir une force de proposition et d’action plus que cela n’a été le cas jusqu’ici. Cela éviterait que la cause des femmes continue d’être présentée dans nos pays comme une lutte importée.

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