Jean Hatzfeld : « Les rescapés tutsi ont toujours une peur métaphysique de l’éradication »
Écrire et dire le génocide des Tutsi
Face à l’indicible, journalistes, écrivains, dramaturges, chanteurs, poètes, plasticiens ont tenté, à travers leurs œuvres, de comprendre comment et pourquoi l’humanité avait pu basculer dans l’horreur. Trente ans plus tard, ils continuent de s’interroger.
ÉCRIRE ET DIRE LE GÉNOCIDE DES TUTSI (1/5) – Depuis 30 ans, l’écrivain et journaliste Jean Hatzfeld retourne régulièrement au Rwanda, toujours dans la région de Nyamata, pour poser inlassablement ses questions aux rescapés du génocide des Tutsi. Ses différents séjours lui ont fourni la matière de nombreux livres : Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Une saison de machettes, La Stratégie des antilopes, Englebert des collines, Un papa de sang, Là où tout se tait… Rencontre avec un auteur en quête de réponses face à l’indicible.
Jeune Afrique : Vous vous êtes rendu au Rwanda comme journaliste en 1994, il y a trente ans. Quel souvenir en gardez-vous ?
Jean Hatzfeld : En avril 1994, le génocide m’est un peu passé au-dessus de la tête parce que j’étais à Sarajevo, dans la ville assiégée. J’ai quitté la Bosnie durant l’été et je suis parti couvrir la Coupe du monde de football, aux États-Unis. C’est en arrivant là-bas que j’ai découvert l’ampleur du génocide, à travers les images de la télévision américaine. J’en avais évidemment entendu parler, parce que je connaissais deux photographes de guerre qui étaient à Kigali, Patrick Robert et Luc Delahaye. Je ne peux pas dire que je ne savais pas, mais ce n’était pas ma préoccupation du moment.
J’ai commencé à couvrir la Coupe du monde, puis ma rédaction m’a demandé d’aller au Rwanda pour relayer le correspondant sur place. J’y suis arrivé début juillet, après les tueries, et j’ai assisté à ce grand cortège de la communauté hutu qui partait se réfugier principalement dans la zone Turquoise pour rejoindre le Zaïre. J’ai été un peu emporté par le mouvement et j’ai suivi l’actualité de la zone Turquoise dont on devinait déjà fortement le problème qu’elle posait. Je suivais aussi le Front patriotique rwandais (FPR) et ses conflits avec l’armée française. J’ai été rappelé à la fin du mois d’août pour retourner à Sarajevo.
Quelle impression gardez-vous de ce moment ?
À mon retour, j’ai ressenti un malaise. Je me suis rendu compte que j’avais commis une erreur et que je n’étais pas le seul. Il ne s’agissait pas d’une faute d’ordre idéologique comme on pourrait en commettre au Moyen-Orient avec des a priori pro-israéliens ou pro-palestiniens. Cette erreur, c’était de ne pas avoir prêté assez d’attention aux rescapés. De ne pas les avoir intégrés dans les récits.
Vous vous en êtes rendu compte en rentrant ?
Oui, parce que j’avais lu Primo Levi, Imre Kertèsz et d’autres écrivains de la Shoah. Le phénomène de l’effacement du rescapé est très bien décrit, notamment dans un livre de Primo Levi qui s’appelle Les naufragés et des rescapés. Quarante ans après Auschwitz dans lequel il explique que c’est une décision du rescapé de s’effacer. À ce moment, j’ai fait le lien entre les deux génocides et je me suis dit que les raisons du silence du rescapé, son refus et sa peur de s’exprimer, sa manière de disparaître constituaient le sujet d’un livre.
Que ressentiez-vous face au génocide ?
Nous n’étions pas vraiment capables de l’appréhender. Comme les gens qui sont arrivés dans les camps de concentration. La fameuse photo du camp d’Auschwitz qui montre des rescapés en pyjama rayé derrière des barbelés a été prise en 1944, mais il a fallu deux ans pour qu’elle soit publiée. La Shoah me concerne de près. On m’en a parlé quand j’étais petit. En 1994, j’ai pu appréhender ce que je voyais en fonction de ce que j’avais lu, comme les textes de Charlotte Delbo. J’ai été confronté au réel en tant que personne qui pouvait écrire. Je connais des gens qui ont eu le réflexe contraire au mien et qui n’y ont plus jamais mis les pieds. Du Rwanda, je suis souvent revenu empli de dégoût. Quand on me demande le sentiment qui m’habitait à l’époque, ce n’était pas l’horreur, c’était le dégoût de ces vies gâchées.
Vous y êtes néanmoins retourné quelques années après.
J’ai continué à faire mon travail en Bosnie, en Algérie, en Irak, puis je suis retourné au Rwanda en 1997 et 1998 avec l’idée d’écrire ce livre. J’ai pris un congé sans solde et j’ai commencé à sillonner le pays de village en village. Partout je discutais, je posais des questions et je me suis vite heurté à un problème. Chaque fois que je parlais avec des rescapés, cela durait à peu près trois quarts d’heure, ils me racontaient ce qui leur était arrivé et ils s’arrêtaient là. Alors que moi, ce qui m’intéressait, c’était : « Et maintenant ? ».
À Nyamata, j’ai appris l’histoire d’une jeune femme, Sylvie Umubyeyi. Son boulot consistait à courir les bananeraies et les brousses à la recherche d’enfants éparpillés qui avaient perdu leurs parents. Elle les rassemblait, grâce à l’aide d’une ONG, pour constituer des familles d’orphelins sous la responsabilité d’un adolescent. Elle était très méfiante à mon égard, parce que journaliste, parce que français. C’était une rescapée et elle se méfiait d’autant plus. Je lui ai dit : « Sylvie, ce qui m’intéresse, c’est maintenant. » Quelques mois plus tard, je l’ai appelée parce que j’avais reçu un prix grâce à l’article que j’avais écrit sur elle et je souhaitais en redistribuer l’argent. Nous avons repris contact et elle m’a dit : « Jean, tu sais, tu peux revenir. »
Je suis alors retourné à Nyamata. Il fallait du temps pour que les choses se calment un peu. Sylvie m’a m’emmené dans la colline à la rencontre d’une jeune cultivatrice, Jeannette. J’avais beaucoup travaillé en amont, et imaginé des tas de questions. Je savais que de nombreux rescapés de cette région s’étaient cachés dans les marais. Je lui ai demandé combien de temps elle y était restée. Et elle m’a répondu : « Six mois ». Je lui ai rétorqué : « Jeannette, ce n’est pas possible, six mois. » Elle m’a regardé et elle m’a dit : « Six heures ». Là, j’ai compris que ma question n’avait aucun intérêt pour elle. Ce qui était important pour elle, c’est qu’elle y avait été, que sa maman y avait été coupée. Elle se souvenait de choses très précises, mais d’autres n’avaient aucun intérêt et j’allais devoir faire avec ça. Le silence ne tombe pas du ciel et tout ce qu’ils allaient me dire devait être à interpréter.
Quand on se trouve en face de rescapés, il faut savoir de quoi on parle, il faut que la personne ait l’impression qu’elle va être comprise et crue, sinon elle se tait. Il faut être délicat.
Comment avez-vous choisi les personnes qui ont donné la matière de votre premier livre sur le sujet, Dans le nu de la vie : récits des marais rwandais ?
Ce sont les quatorze premières personnes qui ont accepté de me parler. Beaucoup d’hommes n’ont pas voulu se confier. Tous les intellectuels de Nyamata, à l’exception d’un, ont refusé. Après, ils m’ont beaucoup reproché ne pas être retourné vers eux, mais c’était trop tard. Il y a des jeunes cultivatrices qui, d’emblée, se sont laissées convaincre et d’autres qui n’ont pas voulu. Ou alors qui me tenaient un discours sur la France qui n’avait pas beaucoup d’intérêt.
Comment avez-vous procédé ?
À l’époque, ma méthode n’est pas au point, mais je commence à la travailler sans m’en rendre compte. Cela consiste à beaucoup lire, à préparer énormément de questions, dans des carnets de 60 pages. Ce qui ne veut pas dire que je vais les poser toutes, mais il faut que je puisse réagir. De retour en France, je transcris tout, je relis, je prépare des nouvelles questions et je repars au Rwanda. Après coup, en écoutant ce qui a été dit, je m’aperçois qu’il y a beaucoup d’éléments que je n’ai pas entendus ou compris sur le moment. Le séjour suivant, je retourne voir telle ou telle personne et on repart sur le même sujet, ou bien je pose une question qui m’a été suggérée par un autre entretien. Chaque séjour nourrit de nouvelles questions. Le livre s’est fait, comme tous les autres, sur deux ans et trois ou quatre séjours.
Comment utilisez-vous les témoignages recueillis ?
Tout ce qui est écrit dans les livres a été dit. Évidemment, j’ai beaucoup élagué. Francine, Angélique ou Jean-Baptiste ne font pas un monologue de deux heures. Je les vois six ou sept fois, ils racontent des tas de choses et parfois, ça n’a aucun intérêt. Il y a des onomatopées, des digressions, des interruptions. Mais à un moment donné, c’est le livre qui dicte mes choix. Si je pose quatorze fois la même question à quatorze personnes, je ne vais pas garder les quatorze réponses, ce serait redondant et ennuyeux. Je garde la réponse qui est la plus forte et je me concentre sur la continuité du récit. Lorsque je demande : pensez-vous qu’il puisse y avoir un autre génocide ? Jeannette me répond : « Oui, il peut y en avoir un autre puisque la cause est toujours là et qu’on ne la connaît pas. » Francine me dit à peu près pareil, mais Francine arrive juste derrière dans le livre, donc je ne la cite pas sur ce point. Ce n’est pas une seule personne qui prend tout le récit en charge.
Avez-vous su dès le début que cette expérience fournirait la matière de plusieurs livres et l’engagement de toute une vie ?
Je n’ai pris aucune décision, mais rapidement, quand les gens ont commencé à comprendre que je travaillais réellement, c’est devenu trop riche. Au début, ma présence suscitait la méfiance et cela les étonnait de voir quelqu’un avec sa camionnette parcourir les collines pour poser des questions. J’ai été surveillé, beaucoup me soupçonnaient et se demandaient ce que j’étais en train de faire. Ils ne connaissaient que les livres scolaires et religieux et ne comprenaient pas vraiment ce que je voulais faire.
Vous avez décidé de concentrer vos recherches et votre travail sur la région de Nyamata. Pourquoi ?
Parfois, les gens me disent : « Pourquoi ne vas-tu pas à Ruhengeri ? » Je n’ai pas envie de quitter Nyamata. Je pense sincèrement que l’essentiel est ici. Il y a les marais et 50 000 cadavres au fond, il y a les fantômes, les peurs, les machettes, les églises, les sectes, les marchés, les tueurs qui sont retournés sur leurs parcelles, ceux qui sont toujours en prison, leurs familles, les enfants qui grandissent. Et les rescapés qui essaient de trouver une deuxième vie sans y parvenir.
Comment parvenez-vous à faire parler les gens ?
Une belle phrase ou un moment de grâce n’est jamais programmable. On parle, ça n’a pas beaucoup d’intérêt, on parle encore et puis un jour Francine raconte l’histoire de Théophile qu’elle n’a plus aimé ou Claudine m’avoue qu’elle m’a raconté un mensonge. Elle a été emmenée par les tueurs jusqu’au Congo pour servir d’esclave sexuelle, elle s’est échappée, mais elle n’osait pas me le raconter parce qu’elle est revenue avec un enfant et ne pouvait pas dire qu’il était né d’un tueur. Mais pourquoi me le dit-elle un jour ? La confiance, peut-être. Il faut saisir ce moment, le provoquer involontairement. C’est du travail, de la patience.
Vous avez connu des moments de découragement ?
Plusieurs cas ont failli me faire abandonner. Avec chaque personne, j’ai été confronté à une forme de blocage, toujours différente. Angélique n’osait pas m’avouer qu’à un moment donné, elle avait fui avec quelqu’un qui s’accrochait à sa jambe et qu’elle s’en était débarrassée pour courir plus vite. Innocent, pour sa part, a emmené sa fille et sa femme à l’église pour les protéger. Et comme l’Église était remplie, il s’est caché dans la forêt. Il s’en est sorti tandis que sa femme et sa fille ont été tuées. Francine a été assommée et violée. Elle n’a pas été tuée parce qu’ils épargnaient souvent les femmes violées en raison d’une espèce de croyance selon laquelle on ne mélange pas dans la même personne le sexe et la mort. J’ai pensé que c’était cela qui la bloquait. En fait, plus tard, elle m’a parlé de son ami Théophile et elle m’a dit : « Dans les marais, on n’avait plus de gestes à se toucher, de mots à s’échanger, on n’était rien. » En fait, elle avait honte de ne plus avoir aimé son fiancé et c’était encore plus bloquant que le viol. Pour beaucoup, il y a aussi eu le blocage sur Dieu. Ils n’osaient pas dire qu’ils avaient perdu la foi. Au Rwanda, cela ne se dit pas.
C’était fréquent, cette perte de foi ?
Beaucoup ont arrêté de croire en Dieu. Au début, ils priaient pour être sauvés. Puis ils ont compris qu’ils ne seraient pas sauvés. Tous pensaient qu’ils seraient tués, alors ils ont prié pour être tués « bien ». Ils avaient très peur d’être coupés. Ils voyaient des gens agoniser pendant des jours. Certains se levaient en disant : «Tue-moi d’un coup, s’il te plaît. » Certains tueurs proposaient : « Si vous vous levez, on vous tue d’un coup. » Et il y en a qui se levaient. Ils avaient très peur de la boucherie. Mais petit à petit, beaucoup ont tout à fait arrêté de prier. Sans en prendre vraiment la décision. Ils en ont très honte. Ils n’admettraient jamais de le dire aujourd’hui, mais ils ont, à un moment donné, cru que Dieu les avait abandonnés. Que « Dieu avait quitté », que Dieu n’aimait pas les Tutsi, que Dieu n’était pas si gentil que ça, ou même que Dieu n’existait pas.
Aujourd’hui, ils ont retrouvé Dieu ?
Entre 1994 et 2010, la situation a beaucoup flotté, mais ils sont tous revenus vers Dieu. La situation s’est normalisée. Beaucoup ont changé d’Église ou de religion, rejoint des sectes, cessé de participer au culte. Ils ne disent pas ce qu’ils font avec Dieu, ce qu’ils lui demandent. Dévote, dans mon dernier livre, dit : « Je prie parce qu’on m’a appris à prier. C’est quelque chose que je sais faire, mais je ne sais plus pourquoi je le fais. » Certains ne veulent pas prendre le risque de se fâcher avec Dieu après avoir risqué la mort. L’Église a fait beaucoup d’efforts, surtout du côté des protestants et des catholiques. Ils ont construit de nouvelles paroisses, avec des prêtres intelligents, un discours construit et surveillé. Il y a une forme de reprise en main.
Comment s’expriment les témoins du génocide ?
Les rescapés et les tueurs, c’est très différent. Les rescapés ont toujours des troubles de mémoire et une forme d’effacement. Certains ont peur de ne pas être crus, certains ne voient pas pourquoi ils parleraient. Il y a cette idée que ça n’a aucun intérêt pour eux, contrairement à une Palestinienne ou une Ukrainienne qui y trouve un intérêt parce que la vie est devant soi et qu’il faut pleurer, accuser, réclamer, mendier pour changer les choses. Mais pour eux, c’est fini. On ne s’est pas occupé d’eux, on les a laissés mourir, même le bon Dieu. Souvent, ils en parlent toujours de la même manière, c’est comme un disque rayé. Il y a une fille qui a une jolie expression, elle dit : « Certains souvenirs sont polis comme le verre, et d’autres sont jetés dans le trou de l’oubli. »
Quelle est leur mémoire des événements ?
Les rescapés s’affaiblissaient physiquement, mais aussi psychologiquement et intellectuellement et il y a un moment où la mémoire n’est plus vive. Ils ont beaucoup de troubles et ne sont pas certains de leurs souvenirs. Parfois, ils ont honte. Au début, je pensais que c’était la honte d’avoir été violée, d’avoir abandonné un enfant, de ne pas s’être occupé assez de leur maman quand il la voyait mourante. Je me suis aussi rendu compte, tardivement, en écrivant La stratégie des antilopes, qu’il sont encore plus honteux pour eux de raconter qu’ils étaient devenus des animaux. Les trois-quarts ont fini à poil, plein de boue, plein de poux, même s’ils se lavaient, s’épouillaient. Ils ont honte d’avoir été animalisés au point de ne plus tellement penser. C’est quelque chose qui les différencie beaucoup des tueurs.
Vous pensez qu’ils ont pardonné ?
Ils en donnent l’impression, mais il y a toujours un moment où resurgit le drame. Beaucoup disent « On a pardonné », « On tourne la page », « On est tous Rwandais ». Parce qu’ils sont un peu obligés, parce qu’on n’a pas le droit de dire le contraire, mais aussi parce que c’est une facilité et que ça allège un peu leur vie. Mais à un moment donné, ils l’avouent : le pardon, c’est impossible. Il n’y en aura jamais.
Marie-Louise me dit : « Nous, on tourne la page, on en a marre », mais elle reconnaît qu’elle ne pardonnera jamais. Pour une raison simple : les tueurs de son mari refusent toujours de lui dire où sont ses ossements. Marie-Louise, par ailleurs, est une personne qui aide beaucoup de gens à se marier. Je l’ai questionnée sur le fait que depuis 30 ans, il n’y a quasiment pas eu de mariages mixtes à Nyamata… C’est sans doute différent au niveau national, et en ville où les gens ne savent pas qui est Hutu et qui est Tutsi, mais dans le monde rural, tout le monde sait qui est qui. Cependant, comme il faut avancer et construire, ils jouent au foot ensemble, se retrouvent au dispensaire, au marché.
On ne parle plus d’ethnie au Rwanda ?
Il est interdit de parler de l’ethnie de l’autre et on peut avoir de gros ennuis si on le fait. L’instituteur ou le professeur dira : « Il y a eu un génocide. Il y a eu des maltraitants et des maltraités. » Dans la classe, chacun sait qui est qui, mais il n’est pas possible de faire référence à l’histoire individuelle. De dire « mon papa » ou « ma maman »… Dans le système éducatif, on dit que les Hutu étaient les tueurs et que les Tutsi étaient majoritairement les victimes. La faute du génocide incombe aux institutions, aux gouvernants, aux autorités. On disculpe le tueur moyen. Depuis 2003, la plupart des tueurs ont été libérés. Puis il y a eu les Gacacas, qui ont représenté un moment extraordinaire.
Mais n’ont pas permis le pardon…
Pour l’ensemble des rescapés, le pardon, ce n’est pas possible. Ils ont d’énormes peurs, une irréductible méfiance et du ressentiment à cause des réticences des tueurs à leur dire la vérité. L’idée n’était pas de renvoyer les gens en prison. Ils ont été jugés par des tribunaux officiels, les Gacacas ont servi à permettre la parole. Les victimes avaient passé une sorte de deal avec les tueurs en disant : « Si vous avouez et reconnaissez à peu près 20 à 25 % de ce que vous avez fait, vous avez fait vos sept ans de prison, vous retournez chez vous. » L’État était très ferme sur l’idée des parcelles : les tueurs retrouvaient tous leurs parcelles, même celles qui avaient été occupées entre temps par des Tutsi. Le commerçant perdait ses stocks et sa camionnette, les fonctionnaires perdaient la fonction publique, mais les agriculteurs retrouvaient leurs parcelles. Parce qu’il fallait nourrir le pays.
Deux histoires différentes se côtoient donc.
Oui, les jeunes épousent deux histoires familiales totalement différentes, mais cette différence est atténuée par l’école. Il y a eu pendant très longtemps des familles hutu où l’on disait : « Ton papa est en voyage d’affaires. ». On ne disait pas qu’il était en prison. Alors que les gamins savaient parfaitement, puisqu’il n’y a pas plus malin qu’un gamin pour écouter aux portes. Mais ces gamins n’ont pas forcément posé de question quand leur père est sorti de prison. Papa est arrivé, il s’est assis dans la cour, des amis sont venus lui dire bonjour, ils ont bu de l’alcool de banane et le lendemain, il est allé au boulot. Dans les familles de Tutsi, on en parle beaucoup plus. Si l’enfant demande : « Pourquoi je n’ai pas de grand-mère ? », on lui dit qu’elle a été tuée parce qu’elle était tutsi, comment elle a été tuée et à quel endroit. Après ils peuvent trafiquer l’histoire, ne pas reconnaître certains torts des Tutsi au long des décennies, mais c’est dit : « Ta grand-mère a été tuée d’un coup de machette. » Tueurs et victimes ne partagent pas du tout la même vision.
Dans votre livre Une saison de machettes, vous vous êtes intéressé aux tueurs. Mais vous avez longuement hésité.
Ce qui me retenait, c’est l’inutilité de la chose. Parce que tous les tueurs que j’avais rencontrés, soit ils n’étaient pas là, soit ils n’avaient rien vu, soit ils n’avaient rien fait, soit ils avaient été obligés. Un discours classique. Mais j’ai eu une opportunité exceptionnelle : l’un des rescapés, un instituteur, m’a dit qu’il connaissait un groupe d’hommes de sa colline, à Kibungo. Plusieurs avaient été ses élèves et ils étaient en prison ensemble à Rilima. Je me suis rendu au pénitencier et j’ai commencé à parler avec eux. C’étaient des gens qui étaient enfermés, qui avaient été jugés et condamnés. Ils pensaient qu’ils ne sortiraient jamais. Ce qu’ils allaient me dire n’allaient ni les servir, ni les desservir. Pour eux, il y avait seulement l’attrait de changer leur ordinaire en parlant avec quelqu’un. J’ai apporté des produits d’hygiène et des médicaments en contrepartie. Pendant les six premiers mois, ça n’a pas eu beaucoup d’intérêt. Et puis, petit à petit, ils ont commencé à raconter. Neuf sur dix ont été libérés. Ils sont retournés sur leur colline et ils n’ont plus jamais parlé. Si je les avais vus en liberté, ils ne m’auraient jamais parlé. Ce qu’ils n’ont jamais dit, c’est le nombre exact de personnes qu’ils ont tué alors qu’ils ont une mémoire très précise de ce qu’ils ont fait.
Cela se passait comment pour eux ?
Ils se rassemblaient dans différents endroits, souvent les stades de foot, décidaient de leur journée et partaient en expédition en chantant avec leurs machettes. Ils tuaient entre 9h et 16h et repartaient après. S’il pleuvait, ils pouvaient partir plus tard. Leurs victimes vivaient dans des conditions extrêmes, dans la boue des marais toute la journée, cachées entre les nénuphars et les papyrus, avec les moustiques. Ils ne ressortaient qu’une fois la nuit tombée, après le départ des tueurs, pour aller chercher à manger dans les champs et boire sur les feuilles. Tous les jours, même le dimanche. Certains faisaient des feux et mangeaient cuit, d’autres mangeaient cru. Ils dormaient par terre ou sur des matelas dans des maisons abandonnées. En pleine nuit, avant l’aube, ils redescendaient. Les mamans et les jeunes filles allaient dissimuler les enfants car ils ne pouvaient pas aller très profond dans les marais. Il fallait trouver des endroits éloignés de la rive où l’eau n’est pas profonde. On les emmenait les premiers, on les camouflait. Puis les mamans revenaient sur la berge, profitaient des premiers rayons de soleil pour sécher et retournaient dans le marais à leur tour. Les tueurs arrivaient, ils chantaient, les insultaient, et quand ils en attrapaient un, ils le tuaient soit sur place dans le marais, soit sur la berge. Quelques fois, quand ils pensaient qu’ils avaient de l’argent, ils les emmenaient. Les jeunes filles étaient violées dans les bosquets.
Comment expliquez-vous que le génocide des Tutsi soit l’un des événements africains qui suscite le plus d’écrits ?
Je vais vous faire une réponse d’une banalité sans nom mais qui représente quand même le fond de ma pensée : c’est parce qu’on ne trouve pas les réponses aux questions que le génocide pose. L’apartheid ? On comprend bien ce qu’il s’est passé. La guerre au Liban ? On trouve des explications et quand la guerre s’achève, vous avez à peu près fait le tour de la question. Or là, on n’a aucune réponse. Comment des gens ont-ils pu, à un moment donné, basculer dans le sanguinaire de cette manière, se transformer en espèces de fauves qui allaient tuer en chantant, qui allaient tuer des gens qu’ils connaissaient, des gens de leur famille ? Aujourd’hui, les rescapés ne s’en sortent pas. Au lendemain d’une guerre, on peut repartir, on a perdu un papa, un grand-parent, une jambe, mais on peut s’en sortir. Eux, ils n’arrivent pas à s’en sortir. Ils ont toujours une peur métaphysique de l’éradication. On a voulu les supprimer de la terre, Dieu les a abandonnés. Leurs meilleurs amis pouvaient se transformer en monstre. On n’a pas de réponse. Si toutes les semaines, vous avez en librairie un nouveau livre sur la Shoah, ce n’est pas pour rien, c’est parce qu’on n’a toujours pas les réponses.
Vous continuez néanmoins de travailler ?
J’ai parfois craint qu’arrive un jour où je n’aurais plus rien à écrire, où je ne saurais plus comment y retourner. Je sais désormais que ça n’arrivera jamais. J’arrêterais peut-être d’écrire des livres, mais je serai toujours en train de poser des questions.. Je reviens parfois sur des choses qui ont été dites et je m’aperçois que beaucoup de petites choses étaient fausses dans les récits précédents. Les gens changent d’avis, ne se souviennent pas, décident de modifier ce qu’ils ont dit. Le temps continue à jouer. Le dernier livre que j’ai fait avec Dévote n’aurait pas été possible quelques années plus tôt, parce qu’elle n’était pas prête à raconter comment elle avait été plongée dans un trou d’aisance. Peut-être même qu’elle ne s’en rappelait pas, parce qu’elle m’avait raconté une première fois une version différente. Ce n’était pas forcément un mensonge délibéré, simplement elle ne voulait pas elle-même s’en souvenir.
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