En Tunisie, le douloureux problème de l’analphabétisme des femmes

Les femmes représentent 25 % des 2 millions d’analphabètes que compte le pays. La stagnation de ce taux depuis des années et l’absence d’amélioration dans l’apprentissage poussent les associations et les services publics à changer leur stratégie.

Le gouvernement tunisien et les associations tentent de plus en plus de mélanger l’apprentissage professionnel à l’alphabétisation. Ici à Tunis. © Claudia Wiens / Alamy /Abaca

Le gouvernement tunisien et les associations tentent de plus en plus de mélanger l’apprentissage professionnel à l’alphabétisation. Ici à Tunis. © Claudia Wiens / Alamy /Abaca

Publié le 8 mars 2024 Lecture : 7 minutes.

Sur son bureau, dans la salle de classe, les cahiers d’exercices d’écriture sont soigneusement disposés à côté des stylos et du livre d’apprentissage de la lecture. L’écolière Jezia Jobran n’a plus l’âge de porter l’uniforme scolaire ou de s’amuser avec insouciance dans la cour de récréation. Âgée de 47 ans, cette mère de famille sans emploi a grandi analphabète à Gabès, dans le sud tunisien.

« L’école était trop loin donc il fallait aller en internat et il n’y en avait qu’un seul, réservé aux garçons. Mes frères ont pu finir leur scolarité mais pas moi, ni ma sœur. Nous avons dû arrêter à l’âge de dix ans », précise-t-elle. À ses côtés, une dizaine de femmes, de la même tranche d’âge, suivent assidûment un cours sur le vocabulaire du travail dans l’informatique. Dans ce centre d’apprentissage pour adulte, le Centre agricole de l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT), basé à Chebedda, au sud de Tunis, leur professeure est formée et mandatée spécialement par le ministère des Affaires sociales pour un cursus de trois ans, huit heures par semaine, pendant lequel les femmes apprennent à lire et à écrire, mais aussi le calcul et autres outils nécessaires à une vie active.

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Pour Essia, apprendre à lire et à écrire est devenu une nécessité. « J’aimerais pouvoir lire mes factures d’eau et d’électricité mais aussi savoir me repérer dans la rue et lire leurs noms ou celui d’autres endroits. Mon objectif c’est d’arriver à écrire une longue lettre… ou au moins un statut Facebook », plaisante-t-elle. « J’ai l’impression d’être passée à côté de tellement de choses à cause de ce handicap, qu’aujourd’hui, je ne veux pas laisser tomber », ajoute Essia.

Plus de centres d’apprentissage

Pourtant, dans le pays, beaucoup de personnes touchées par l’analphabétisme ont du mal à suivre les cursus gratuits proposés par l’État. Manque d’informations, distance et absence de transports, faible motivation : les raisons sont multiples et les chiffres publiés chaque année par le ministère des Affaires sociales en témoignent.

Malgré une augmentation de 7 % du nombre de centres d’apprentissage, 965 centres en 2023 contre 897 en 2022, et près de 27 000 nouveaux apprenants, le taux d’analphabétisme diminue timidement depuis des années. En effet, ils sont près de 2 millions d’analphabètes sur 12 millions d’habitants dans un pays qui, pourtant, depuis son indépendance, a valorisé une éducation publique accessible à tous et a mis en place un programme d’alphabétisation national dès les années 1960.

Certaines régions comme Jendouba au Nord, Kasserine à l’Ouest et Kairouan au centre, présentent des taux d’analphabétisme très élevés, entre 33 et 35 %, selon les chiffres de l’Institut national de la statistique, très liés à ceux du taux de pauvreté, important dans ces gouvernorats.

Entre l’absence de politique publique, le décrochage scolaire en hausse depuis la révolution et un secteur éducatif à deux vitesses, c’est tout le système qui est à revoir.

Sana Ben AchourMilitante féministe à la tête de l’association Beity
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Si la Tunisie possède un système institutionnel solide pour lutter contre l’analphabétisme, dans la pratique « il est difficile de retenir une femme dans son apprentissage ou même de la mobiliser sur le long terme », explique Donia Ben Miloud, directrice régionale de DVV international, une ONG allemande spécialisée dans l’éducation des adultes. Depuis l’installation du bureau en Tunisie en 2019, l’ONG soutient le gouvernement dans une amélioration de sa stratégie pour lutter contre l’analphabétisme.

Une alphabétisation « fonctionnelle »

« Les bases sont là grâce à une assise institutionnelle très solide, il y a eu énormément de programmes après l’indépendance du pays mais quand on compare au Maroc, qui affiche la meilleure progression au Maghreb sur la question de la lutte contre l’analphabétisme, la progression est beaucoup plus faible », poursuit Donia Ben Miloud. Les causes sont pluridimensionnelles­ : l’instabilité des gouvernements après la révolution, l’augmentation du taux de pauvreté et de précarité et la détérioration du secteur éducatif sont les principaux facteurs.

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« Mais il y a aussi des besoins qui sont différents ajoute Donia Ben Miloud. Les femmes doivent trouver leur compte lorsqu’elles reviennent vers l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Elles ne font pas ça juste pour elles-mêmes mais aussi par nécessité, c’est pour cela que nous passons d’une alphabétisation classique à une alphabétisation dite « fonctionnelle » aujourd’hui. »

À l’instar de ce qui se fait au centre de Chebedda, le gouvernement et les associations tentent de plus en plus de mélanger l’apprentissage professionnel à l’alphabétisation. Agriculture, soutien aux projets d’entrepreneuriat dans la distillation d’huiles essentielles, rédaction d’un CV… le centre de Chebedda, ainsi que d’autres comme les Champs école des producteurs-alpha (CEPα) soutenus par DVV, offre la possibilité d’apprendre aussi une formation professionnelle avec une collaboration entre l’Agence de la vulgarisation et de la formation agricoles et le Centre national d’éducation pour adultes.

Au centre de l’UNFT, des cours sur les droits des femmes, les droits sexuels et reproductifs sont aussi dispensés. « Nous avons même traduit en dialecte tunisien la loi 58 contre les violences faites aux femmes pour qu’elles puissent la lire plus facilement », explique Radhia Jerbi, présidente de l’UNFT.

L’école de Bourguiba n’existe plus

Le centre de Chebedda a également pour ambition de s’autofinancer grâce aux productions agricoles issues du centre avec les bénéficiaires des programmes. « L’école ne joue plus son rôle d’ascenseur social donc nous essayons de proposer à ces femmes une formation complète et adaptée au monde du travail actuel », explique Radhia Jerbi qui a vu l’évolution de la lutte contre l’analphabétisme dans le pays. L’UNFT en a fait sa mission dès la fin des années 1950. « Aujourd’hui, le problème, c’est que même si nous collaborons activement avec les ministères et qu’il y a des efforts pour changer l’approche, il faudrait une stratégie plus globale », conclut-elle.

Pour les associations en charge des femmes vulnérables, le discours est plus pessimiste. « Nous sommes bien loin de cette image d’exception que nous cultivons dans le Maghreb sur la qualité du secteur éducatif et son accessibilité depuis Bourguiba », dénonce la juriste et militante féministe Sana Ben Achour, à la tête de l’association Beity qui aide les femmes victimes de violences. « Entre l’absence de politique publique sur cette question et avec le décrochage scolaire qui est en hausse depuis la révolution, ainsi qu’un secteur éducatif à deux vitesses plus favorable aux riches qu’aux pauvres, c’est tout le système qui est à revoir » dénonce-t-elle.

Même si l’enseignante se déplace, il faut quand même attirer les femmes avec des concours et une récompense pécuniaire parce qu’elles vivent dans des conditions difficiles et sont souvent trop épuisées mentalement pour pouvoir apprendre.

Gérante du centre de l’Association Amal pour la famille et l’enfant

Dans le pays, le décrochage scolaire touche en moyenne entre 60 000 et 100 000 élèves chaque année selon le ministère de l’Éducation. « Les enfants d’aujourd’hui sont scolarisés mais quittent l’école entre la primaire et le collège ou avant la fin du baccalauréat, et on s’occupe très peu de leur cas », explique Héla Nafti, consultante en éducation, qui déplore aussi le manque de réformes dans le secteur éducatif depuis 2002. « Et les familles qui en ont les moyens déboursent des centaines de dinars mensuellement pour payer des cours particuliers et privés, complémentaires à l’enseignement public et généralisé », ajoute-t-elle.

Sana Ben Achour dénonce aussi un contexte politique peu propice aux réformes. « Nous ne sommes pas dans un climat démocratique ou égalitaire, c’est difficile de s’attaquer à cette question. Il n’y a pas eu d’audit sur les écoles de la deuxième chance lancées par le gouvernement ces dernières années ni de publication des résultats de la consultation nationale sur la réforme de l’éducation et de l’enseignement lancée en ligne en 2023 », pointe la féministe qui critique aussi le manque de communication entre les autorités et le secteur associatif.

Autonomie économique

Alors avec l’association Beity, Sana Ben Achour et ses collègues se sont adaptées, seules. Elles ont modulé les programmes de réinsertion des femmes en fonction du taux d’analphabétisme de certaines. Et 22 femmes sur les 165 accueillies par l’association en 2023 sont analphabètes. Sept Tunisiennes et 15 étrangères, la majorité des femmes migrantes d’origine subsaharienne. « Nous avons deux programmes pour les aider à s’autonomiser économiquement : l’apprentissage de la coiffure ou du métier d’auxiliaire de vie. Pour le premier, c’est bien d’avoir les bases d’écriture et de lecture, pour le second c’est indispensable », ajoute Sana Ben Achour.

L’association donne des cours et soutient les femmes dans leur apprentissage, et elle alterne le bilinguisme français-arabe pour les femmes migrantes. « Mais normalement ce n’est pas notre rôle », souligne-t-elle.

Au centre de l’Association Amal pour la famille et l’enfant qui aide les mères célibataires, un accord a été trouvé avec le ministère des Affaires sociales pour que les femmes puissent suivre des cours avec une formatrice du ministère, trois fois par semaine, sur place. « C’était nécessaire car on ne pouvait pas convaincre les femmes de se rendre dans un centre étatique après une journée de travail et avec des enfants à charge lorsqu’elles sont hébergées ici », explique la gérante du centre.

La loi tunisienne ne permet pas à une mineure enceinte, hors mariage, de poursuivre sa scolarité dans une école publique, donc ces femmes sont directement ostracisées et ne peuvent pas terminer leurs études. D’autres ont dû abandonner très tôt l’école pour des raisons financières et peinent à reprendre l’apprentissage. « Même avec le déplacement de l’enseignante, il faut quand même attirer les femmes vers le cours, avec des concours et une récompense pécuniaire parce qu’elles vivent dans des conditions difficiles et sont souvent trop épuisées mentalement pour pouvoir apprendre », explique la gérante. Et la peur de créer un nouveau cycle d’analphabétisme se crée. « C’est un cercle vicieux car souvent, elles ne peuvent pas aider leurs enfants dans leurs devoirs donc ils peuvent être aussi poussés inconsciemment vers le décrochage scolaire. Nous essayons donc de soutenir à la fois la mère et son enfant », conclut-elle.

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