[Série] Tunisie : il était une fois l’UGTT
Fondée en 1946, en première ligne dans la lutte pour l’indépendance, la principal centrale syndicale du pays réintègre cette année son siège historique de la place Mohamed-Ali. L’occasion de revenir sur le rôle majeur qu’ont joué, à travers l’histoire, ses dirigeants les plus emblématiques.
Acteur de premier plan sur la scène politique tunisienne, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) prend soin d’entretenir son positionnement atypique dont elle a fait sa marque de fabrique. Depuis sa création, en 1946, elle est étroitement mêlée aux évolutions politiques en Tunisie. Elle a joué un rôle majeur lors de la lutte pour l’indépendance en s’appropriant des thématiques anticoloniales qui ont marqué la genèse du mouvement syndical tunisien.
Celui-ci avait débuté avec la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT), qui a concrétisé une étape sociale du réformisme tunisien marquée par la convergence entre les idées d’émancipation et la mutation profonde du monde du travail.
La témérité de Mohamed Ali el-Hammi et de ses amis, fondateurs d’une CGTT en rupture avec la maison mère de l’Hexagone, leur vaudra le bannissement, rare cas d’excommunication pour un « crime » qui n’en était pas un. Cette volonté de mâter le mouvement naissant fut une erreur d’évaluation des autorités du protectorat, qui ont ainsi contribué à ce que le germe du syndicalisme prenne en Tunisie dès 1924.
La geste de Mohamed Ali el-Hammi
La saga de Mohamed Ali el-Hammi est comme une geste moderne qui a inspiré une demande d’égalité dans le monde ouvrier. Un refus du deux poids deux mesures qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et alors que le monde est en pleine reconfiguration, donne tout son sens à la création de l’UGTT par la fusion des deux centrales.
L’Union fait justement la force, et devient un acteur central de l’accès à l’indépendance d’autant que son fondateur, Farhat Hached, prend soin de la raccorder au mouvement syndicaliste international. Une initiative qui conférera une audience particulière à la Tunisie au niveau planétaire.
L’UGTT est un syndicat bien plus influent qu’un parti. « Après l’islam, socialement c’est le groupe le plus important », relève un sociologue. Le poids de la centrale syndicale ne résulte pas tant du soin mis à protéger, défendre et préserver les droits des ouvriers ou à mener des négociations sociales annuelles réussies que du fait qu’elle est devenue une institution structurante du pays, une sorte de colonne vertébrale qui redonne son équilibre à la nation à chaque fois qu’elle s’est trouvée au bord du gouffre.
Une position dont l’UGTT a également joué pour peser dans les affaires tunisiennes. Elle a ainsi été associée à la Constituante de 1957 et a fourni plusieurs ministres dans de nombreux gouvernements. Une configuration justifiée au lendemain de l’indépendance par la nécessité d’une contribution générale pour jeter les fondations d’un État moderne et d’une République.
Un rôle déterminant dans la chute de Ben Ali
Les mêmes motivations et arguments ont prévalu lors la révolution de 2011, d’autant que la centrale s’était imposée comme le porte-parole de la société civile et le grand ordonnateur des manifestations et de la grève générale qui précipiteront la chute du régime de Ben Ali.
L’UGTT est en outre une fidèle reproduction sociale de la Tunisie : elle est traversée par différents courants, semble toujours sur le qui-vive, prête à lancer des mouvements protestataires. Une attitude qui dérange les plus réfractaires aux changements. D’autres reprochent à la centrale d’avoir été en partie inféodée au pouvoir sous Ben Ali, ou déplorent une sensation de vide quand l’UGTT, comme ces derniers mois, se met en retrait.
La partie qui s’est engagée avec le régime de Kaïs Saïed est délicate. De toute évidence, le pouvoir estime pouvoir faire l’économie des corps intermédiaires et, de fait, l’UGTT devient un corps étranger dans la nouvelle mécanique mise en place.
L’autre école politique avec le Néo-Destour
Mais la centrale, qui en a vu d’autres, ne se dépare pas de son rôle de lanceur d’alerte sur la situation sociale, mais aussi de défenseur des travailleurs. Le 3 mars 2024, c’est à son appel qu’ont répondu des milliers de manifestants pour exprimer leur mécontentement et leur inquiétude face à la détérioration de la situation sociale et économique.
« Les technocrates et autres responsables auront beau minimiser les effets dévastateurs de la crise et le coût exorbitant de la vie, l’UGTT est là pour rappeler la réalité des conditions de vie précaires des Tunisiens », commente un retraité qui peine à joindre les deux bouts en raison d’une inflation galopante.
La centrale à la destinée atypique a été souvent en danger, a dérangé plus d’une fois les pouvoirs mais aussi les citoyens, qui ont parfois estimé – surtout depuis 2011 – que les mouvements sociaux paralysaient le pays. Mais ces détracteurs de l’UGTT sont les premiers à reconnaître qu’elle seule arrive encore à fédérer quand tout le paysage politique s’est émietté. Sans doute parce que, avec le Néo-Destour, l’UGTT a été la première école politique de la Tunisie.
Beaucoup retiennent que plus qu’aux idées et aux principes, elle le doit à la qualité des hommes qui l’ont faite. « Ils ont une certaine étoffe, devenue trop rare », souligne un militant, qui rappelle que l’empreinte des pères fondateurs est indélébile.
De fait, l’UGTT, malgré des dérives, des trahisons et des coups bas, a survécu à toutes les crises, et la mémoire des anciens est toujours vivace. Leurs portraits accrochés aux murs du siège de la centrale, place Mohamed-Ali, à Tunis, disent en effet la singularité de ces patriotes que réunit une très haute idée de la Tunisie.
Les parcours du pionnier, Mohamed Ali el-Hammi, du héros fondateur, Farhat Hached, de son compagnon de lutte, Habib Achour, et de leur héritier, Houcine Abassi, éclairent toutes les spécificités d’une centrale complexe qui a fait de l’action syndicale un acte patriotique.
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