Habib Achour. © Montage JA; AFP
Habib Achour. © Montage JA; AFP

UGTT : quand Habib Achour défiait Habib Bourguiba

Compagnon de lutte de Farhat Hached, le « vieux lion », natif lui aussi d’El-Abbassia, a su tenir tête à Bourguiba, tout en faisant preuve de pragmatisme, mêlant sans hésiter initiative politique et action syndicale. Il reste aujourd’hui encore l’une des figures les plus respectées de l’UGTT

Publié le 15 mars 2024 Lecture : 5 minutes.

Lors d’une manifestation antigouvernementale à l’appel de l’UGTT, le 4 mars 2023, à Tunis. © Montage JA; Mohamed Hammi/SIPA
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Tunisie : il était une fois l’UGTT

Fondée en 1946, en première ligne dans la lutte pour l’indépendance, la principale centrale syndicale tunisienne réintègre cette année son siège historique de la place Mohamed-Ali. L’occasion de revenir sur le rôle majeur qu’ont joué, à travers l’histoire, ses dirigeants les plus emblématiques.

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TUNISIE : IL ÉTAIT UNE FOIS L’UGTT (2/3) – Il y a vingt-cinq ans, le 14 mars 1999, Habib Achour s’éteignait à El-Abbassia. Toute sa vie durant, celui que certains de ses proches désignaient comme le timonier de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et que d’autres surnommaient le « vieux lion » n’avait connu qu’un combat : celui de la lutte syndicale, qui a permis de faire entendre la voix des travailleurs et de donner une visibilité à l’action de la société civile. Même si, finalement, dans la Tunisie des années 1970, l’action de la centrale était de facto politique.

Habib Achour a connu toutes les batailles de la centrale syndicale, à commencer par la lutte nationale. Et pour cause, il était parent et ami d’enfance de Farhat Hached. Tous deux ont partagé les bancs de l’école franco-arabe de Kellabine, à Kerkennah, qu’ils ont quitté, comme souvent les jeunes insulaires, pour le continent après le certificat d’études primaires.

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Habib Achour, dont le père était garde-pêche et avait quelques moyens, découvre la capitale, Tunis, et suit l’enseignement du lycée technique Émile Loubet avant de s’installer à Sfax, où il travaille à la municipalité tout en s’initiant au militantisme dans les rangs du Néo-Destour. Et à l’action syndicale avec la Confédération générale des travailleurs (CGT), où il retrouve Farhat, en 1943, pour ne plus le quitter. Ensemble, ils feront du syndicalisme une sorte de tradition kerkennienne pour les ressortissants établis en dehors de l’archipel.

En 1944, la rupture avec la CGT est consommée : Farhat œuvre à rapprocher l’Union des syndicats autonomes du Sud et celle du Nord pour constituer l’UGTT. Habib Achour est de l’aventure, il assiste à la montée en puissance de son mentor, assassiné en 1952, mais ne quittera plus jamais le bateau syndical, pas même pendant les pires tempêtes.

Dialogue avec le général Boyer de Latour

Dans un affrontement entre piquet de grève et service d’ordre en 1947, lui-même est blessé par balles. Puis condamné à cinq ans de prison et placé en résidence surveillée à Zaghouan, qu’il quitte le plus naturellement du monde pour discuter avec le général Boyer de Latour, nouveau Résident général, qui a apprécié son intervention pour apaiser, en 1954, les tensions dans les mines de phosphate de M’dhila.

Achour préfère s’adresser au secrétaire général de l’union régionale de Sfax de l’UGTT plutôt qu’aux chefs de la centrale à Tunis pour discuter des revendications de l’UGTT en matière de fixation des salaires. Parallèlement, les négociations sur l’autonomie interne sont enclenchées.

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L’homme imposant au visage franc barré d’une moustache aurait pu paraître austère, si ce n’était son sourire à la fois joyeux et conquérant. Fidèle au Néo-Destour, il l’est aussi à Habib Bourguiba, dont il est l’ami. Une ligne qui sera cependant mise à mal lorsque Habib Achour, devenu l’homme fort de l’UGTT, sera amené à s’opposer à celui qui, parvenu au pouvoir, porte le titre de Combattant suprême. Par trois fois – de 1963 à 1965, de 1970 à 1978 et de 1984 à 1989 –, Habib Achour prendra les commandes de la centrale à la demande des militants.

Son engagement sera sanctionné plusieurs fois. Maniant l’art de diviser pour régner, Habib Bourguiba souffle à Achour l’idée d’opérer une scission temporaire au sein de l’UGTT pour affaiblir et écarter, en 1956, Ahmed Ben Salah, qui avait pris le relai de Farhat Hached.

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Ahmed Tlili, le rival

En 1957, Achour poursuit son ascension, devient premier secrétaire général adjoint chargé des affaires économiques et des coopératives, et siège en même temps au bureau politique du Néo-Destour.

L’époque le permet, la centrale siège aussi à la Constituante et fait partie des institutions clés du pays. Achour exige de Bourguiba l’éviction d’Ahmed Tlili, qu’il remplace à la direction de l’UGTT. C’était compter sans les appuis de l’ancien secrétaire général, militant syndical de premier rang : le vent tourne en 1965 quand un bac, propriété d’une entreprise de Habib Achour, prend feu et coule, faisant six morts lors d’une traversée entre Sfax et Kerkennah.

Le pouvoir, excédé que Habib Achour se rebelle et refuse les injonctions du parti, profite de l’accident pour l’écarter et le fait enfermer pendant un mois, à l’issue duquel il est poursuivi pour faux, usage de faux et outrage à magistrat. Il écope en 1966 de six mois de prison et de 3 000 dinars d’amende, puis sera acquitté.

Le pas de deux avec le Néo-Destour

Sa vie durant, le dirigeant syndical alternera ainsi périodes de mise à l’écart et de retour en grâce. Son influence auprès des militants, qui s’identifient à cet homme aux mains calleuses d’ouvrier qui parle leur langage, reste immense. Bourguiba, qui garde un œil sur lui, le rappelle pour lui confier les rênes d’une UGTT incontrôlable.

Pour le chef de l’État, Habib Achour, qui a connu la prison et la déportation sous le protectorat, devait être puni et surtout comprendre qui est le chef. De son côté, Achour gère la centrale avec la même poigne autoritaire et charismatique que celle avec laquelle Bourguiba dirige le pays, et pratique le mélange des genres, mettant à profit son rang au Néo-Destour pour obtenir une participation plus large de l’UGTT au sein de certaines instances nationales.

Dans les années 1970, la crise économique met fin à l’embellie : le gouvernement durcit le ton face aux grèves et aux revendications, sans tenir compte des réactions de la base. Celle-ci donne de la voix lors du Congrès de mars 1977 où, pour signifier une rupture nette avec le pouvoir, les dirigeants du bureau exécutif – dont Habib Achour – déchirent leur carte du parti.

26-Janvier : Bourguiba tente un passage en force

Le 26 janvier 1978, la grève générale est violemment réprimée par l’armée, appelée à la rescousse par le gouvernement. Des centaines de morts et d’innombrables blessés jonchent les rues, marquant à jamais la mémoire.

Habib Bourguiba tente un passage en force et fait arrêter un millier de syndicalistes, dont Habib Achour, qui sera déféré devant la cour de sûreté de l’État. Celle-ci le condamne à une peine de dix ans de travaux forcés, qui sera levée par une grâce présidentielle en août 1979.

Bourguiba, entre temps, a placé des hommes qui lui sont tout acquis à la direction de la remuante centrale. Mais la manœuvre ne prend pas. C’est même un tel échec qu’en 1981, le leader de la Tunisie moderne est contraint d’accepter le retour de Habib Achour aux commandes de l’UGTT.

Dernier retour à la tête de l’UGTT

Le natif d’El-Abbassia doit se défaire des éléments les plus compromis, puis remettre en marche l’appareil en apaisant les conflits internes qui divisent les hommes de la place Mohamed-Ali, où certains sont plus que déterminés.

La révolte du pain, qui éclate spontanément le 29 décembre 1983, soulève tout le pays et rebat les cartes. Le pouvoir met à distance l’UGTT et, de nouveau, condamne lourdement des dirigeants syndicaux. Débute alors pour la centrale une nouvelle étape. Elle est à la recherche d’un second souffle, loin des figures des pères fondateurs qui vont s’estompant. Un sentiment accentué par le départ à la retraite de Habib Achour en 1989.

Son legs sera incontesté et encore aujourd’hui, certains rappellent que le « vieux lion » était un homme de conviction qui s’était interdit certaines compromissions qu’il estimait indignes. Pour lui, il ne s’agissait pas « de vaincre à tout prix mais de rester debout, la tête haute, pour susciter des vocations à même de garder le cap ». Une position qui a inspiré les dirigeants de l’UGTT dans les dernières années.

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