Hard power israélien à Gaza : David contre Goliath
Depuis l’attaque sanglante du Hamas contre Israël, la riposte de Tel-Aviv, que de nombreuses voix estiment disproportionnée, s’intensifie chaque jour un peu plus, consacrant l’impuissance de la communauté internationale. Un laisser-faire qui vaut adhésion à la politique expansionniste israélienne, selon Mohamed Salah Ben Ammar.
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Mohamed Salah Ben Ammar
Médecin et ancien ministre de la Santé, en Tunisie
Publié le 15 mars 2024 Lecture : 7 minutes.
Le conflit à Gaza est marqué par des asymétries manifestes, notamment sur le plan militaire. Des Israéliens innocents ont été massacrés par des commandos du Hamas le 7 octobre. L’Histoire, si elle peut un jour retrouver une objectivité débarrassée de la propagande des deux côtés, nous dira l’ampleur des dégâts. Se défendre et venger ses victimes est un élan « humain ». Mais, parce que la puissance militaire israélienne surpasse largement celle des Palestiniens et de toutes les armées régionales, cette guerre est inhumaine. Cette asymétrie est incontestable, que ce soit pour l’armement classique ou, a fortiori, pour la force nucléaire.
Showroom de la dévastation
Israël ne s’en cache d’ailleurs pas. Par la voix de ses porte-parole et dans toutes les langues imaginables, histoire d’être bien entendu, l’État hébreu répète à l’envi que ce qui est arrivé à Gaza peut tout à fait se produire au Liban. Gaza ou le showroom de la dévastation qu’Israël est capable de semer dans la région. Sans compter que Tel-Aviv nous a habitués à tester ses dernières armes dans l’enclave palestinienne. « Testées à Gaza », pourront arguer les Israéliens quand il s’agira de commercialiser leurs dernières armes. Les crédits et les armes donnés à Israël par l’Occident pourraient faire croire que deux armées s’affrontent. Il n’en est évidemment rien.
Une autre asymétrie, moins abordée, concerne la puissance du « soft power » israélien. Aucun journaliste n’a pu accéder librement à Gaza depuis plus de trois mois, les rares journalistes palestiniens sur place ont été tués en direct sous les yeux du monde entier. Malgré cela, il est aisé de s’imaginer à travers les rares images qui nous parviennent l’ampleur des destructions à Gaza. Pour contrecarrer l’émotion légitime des justes de ce monde, dont de nombreux juifs sionistes, Israël, grâce à une armée d’influenceurs, sème la confusion en diffusant une propagande. Ces demi vérités ou parfois mensonges sont repris par certains médias français partisans. L’emploi même de certains qualificatifs, qui passent inaperçus auprès d’une opinion publique a priori neutre, fait des ravages car il réveille des souvenirs douloureux.
Les pays développés recourent au soft power pour mener à bien leurs entreprises, qu’elles soient politiques, militaires, culturelles ou même sportives. La mise en avant de la richesse de la culture, de la qualité de l’éducation, de l’agriculture, de la recherche médicale, de l’histoire, de la démocratie, de la liberté des médias est une arme efficace et souvent pérenne.
Dès sa création, le tout jeune État d’Israël a cherché à se créer un passé, une histoire dans l’imaginaire des citoyens du monde. C’est légitime. Sauf que cette propagande était aussi destinée à manipuler l’opinion publique mondiale. « Un peuple sans terre et une terre sans peuple » est passé dans le répertoire mondial ; pourtant le peuple palestinien existe et a toujours existé. Il n’est pas anodin de nier l’existence même d’un peuple qui, certes, n’a pas pu accéder au progrès, contrairement aux juifs européens ; mais ce peuple avait ses oliveraies, ses villages, ses villes, sa monnaie, sa culture… Vouloir effacer toute trace de cela porte un nom.
Mercenaires de la désinformation
Le soft power passe par l’appropriation de la cuisine locale : les falafels, le houmous ou la chakchouka sont devenus des plats israéliens ! Ce n’est pas grave, pensez-vous peut-être mais cela a un impact non négligeable. Pas besoin d’être un grand communicant pour savoir qu’une fois que vous avez gagné la sympathie des masses (par l’art, la cuisine ou autre chose) et donc leur cœur, car c’est bien de cela qu’il s’agit, elles seront plus enclines à tendre l’oreille. À vous écouter.
Et des choses, Israël en a beaucoup à dire, au point que cela porte un nom : la « hasbara », terme hébreu désignant les efforts réalisés par les Israéliens et leurs partisans pour faire porter la bonne parole de l’État hébreu dans le monde. C’est un des piliers de sa politique. Il est facile de deviner qu’en face, les Palestiniens, tout occupés à survivre, n’ont pas les mêmes moyens.
À l’heure du numérique, ces techniques ne cessent de se perfectionner. Les start-up israéliennes, souvent issues de cercles d’amis formés à l’armée, opéraient dans une relative discrétion jusqu’au jour où le groupe Story Killers (un groupe de journalistes représentant une vingtaine de journaux, dont le journal Le Monde) mène une enquête approfondie sur les mercenaires de la désinformation dans le monde. Les conclusions, rendues publiques cette année, sont simplement sidérantes : des entreprises israéliennes spécialisées dans la désinformation et l’influence, comme Team Jorge et Percepto, ont été créées par d’anciens membres du renseignement et des forces armées israéliennes, avec l’appui des organes officiels de l’État. Ces entreprises, considérées comme des leaders mondiaux dans ce secteur, se sont spécialisées dans la manipulation de l’opinion en ligne.
Un scandale qui rappelle celui qui a suivi les révélations sur le rôle central de l’entreprise NSO Group et son fameux logiciel de surveillance Pegasus, lequel avait servi notamment à mettre sur écoute les téléphones portables de nombreux dirigeants, dont le président Emmanuel Macron, ou encore Angela Merkel, l’ancienne chancelière allemande. Ironie de la situation, alors que Gaza reste complètement verrouillée et inaccessible aux médias, beaucoup de ces dirigeants et élus espionnés ont dépensé des millions de dollars en communication et en voyages, se transformant ainsi en VRP (voyageurs, représentants et placiers) d’Israël.
L’Occident contre l’Orient
Fondée en 2009, NSO a bénéficié de l’expansion des relations diplomatiques israéliennes, jouant un rôle crucial dans la diversification des alliances du pays. L’utilisation de Pegasus par des États tels que l’Inde, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite souligne la convergence entre le commerce de NSO et la diplomatie et l’armée israélienne. Tel-Aviv met à la disposition des régimes autoritaires, moyennant finances, ces technologies pour réprimer les opposants et les défenseurs des droits de l’homme qui, par ailleurs, lui sont souvent farouchement opposés. Cette approche a atteint son apogée dans le golfe Persique, renforçant les relations sécuritaires entre Israël et les États du Golfe, principalement dirigées contre l’influence de l’Iran et de la Turquie.
Longtemps, l’opinion publique mondiale a eu une image angélique d’Israël, considéré comme un petit pays en danger, un îlot de démocratie cerné par 400 millions d’Arabes, ennemis sanguinaires. D’autres avancent l’argument selon lequel Israël, en tant que « seule démocratie de la région », mène une guerre défensive contre des groupes utilisant les civils comme boucliers humains. C’est l’Occident contre l’Orient, la lumière et la démocratie contre les ténèbres et les dictatures. Le soft power israélien met en avant la protection des droits des minorités au sein de la population israélienne, la liberté d’expression, le civisme. Pourtant, dans l’arrière-cour, les choses sont moins respectables.
La guerre actuelle à Gaza – trop souvent dénommée, non sans arrière-pensées, « Opération de Tsahal à Gaza » – a mis en lumière l’énorme fossé entre deux groupes humains qui vivent côte à côte. Ceux qui étaient là avant et ceux qui sont arrivés au début du siècle dernier pour les remplacer, à qui la fameuse « hasbara » de l’époque a répété à l’envi qu’ils allaient s’établir sur « une terre sans peuple », eux le « peuple sans terre ». Dans les années 1980, des historiens appelés les « nouveaux historiens israéliens » ont cherché à rétablir certaines vérités historiques.
En tant qu’universitaires et historiens israéliens, ils ont donc examiné les circonstances entourant la guerre de 1948 et ont essayé d’approcher la vérité sur des aspects controversés, tels que l’expulsion massive de 750 000 Palestiniens ou les conditions de la création de l’État d’Israël et les actions des dirigeants sionistes de l’époque, en remettant en question certains aspects de la version officielle de ces événements. Autant de vérités que, déjà à l’époque, le soft power israélien a travesties, réussissant à faire admettre à l’opinion publique mondiale une version tronquée des faits.
« Toujours dire ce que l’on voit »
Cette guerre a révélé au monde entier le fossé énorme qui existe entre le quotidien de la société israélienne et celui de la société palestinienne. Les élans de sympathie ici et là ne doivent pas nous tromper. Alors que les armes et les milliards de dollars pleuvent sur Israël, l’Occident s’empresse de couper les aides aux Palestiniens. L’image de l’Israélien moderne et ouvert sur le monde trouve davantage d’écho en Occident que celle d’un réfugié orphelin qui deviendra peut-être un jour un soldat et que ces mêmes médias qualifieront un jour de terroriste antisémite. On était en droit de penser que dans le pays d’Honoré d’Estienne d’Orves et de Jean Moulin, la résistance contre l’occupant serait mieux comprise. Ce ne fut pas le cas. Une puissance de feu incommensurable doublée d’une communication rondement menée font gagner toutes les guerres.
Pendant combien de temps encore la puissance du soft power israélien réussira-t-elle à camoufler la cruauté du sort réservé aux Palestiniens depuis soixante-quinze ans ? Jusqu’à quand le monde dit libre va-t-il continuer d’ignorer les souffrances d’un peuple dont l’existence même est niée ? Le reste du monde restera-t-il longtemps insensible aux dizaines de milliers de vies palestiniennes perdues chaque jour ? Le grand philosophe chrétien Charles Péguy ne disait-il pas qu’« il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit » ?
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