Colonisation : comment Lyautey a préservé la spécificité de l’islam marocain

Contrairement à son voisin algérien, le Maroc n’a pas subi, durant la période coloniale, de politique d’assimilation niant sa dimension musulmane. Une différence qui doit beaucoup au résident général Hubert Lyautey.

Réception des notables de la ville par le général Lyautey, à Fès, au Maroc, en 1916. © Rmn-Grand Palais via AFP

Réception des notables de la ville par le général Lyautey, à Fès, au Maroc, en 1916. © Rmn-Grand Palais via AFP

Publié le 24 mars 2024 Lecture : 6 minutes.

La conquête du Maroc par la France se résume pratiquement au nom d’un seul homme. Celui d’Hubert Lyautey. Il y gagnera ses étoiles de général, puis son galon de maréchal. L’Empire chérifien lui apporte ainsi toute la satisfaction dont peut rêver un officier de l’armée. Pourtant, Lyautey est loin d’agir et de se comporter comme un simple militaire. C’est avec déférence, voire avec la curiosité d’un ethnologue à l’égard de la marocanité et de l’islam qu’il entreprend sa carrière de résident général.

Rencontre avec chorfa et oulémas

Dans sa conquête du Maroc – dissimulée sous la périphrase très politiquement correcte de « pénétration pacifique » –, Lyautey a mis un point d’honneur à rencontrer chorfa (descendants du Prophète) et oulémas. Les historiens parlent à ce propos de « politique des égards », c’est-à-dire de la volonté d’afficher un respect total à l’égard de la société marocaine et de ses institutions religieuses et juridiques.

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« Il faut reconnaître cependant que sa “politique des égards” vis-à-vis du sultan, comme de la khassa, l’élite de la société marocaine, et particulièrement des forces religieuses, surtout des zaouïas, évita aux dominés le sentiment d’humiliation qui aurait pu naître d’un écrasement total. De même, le respect et la protection accordés aux édifices religieux musulmans, aux biens habous [de mainmorte] et à l’islam lui-même, montrait qu’il n’était pas question au Maroc, comme ce fut le cas en Algérie, d’assimilation », développe l’historienne Yvette Katan Bensamoun.

Le ton est donné. Lyautey ne veut pas faire du Maroc une Algérie-bis. Chez le voisin de l’Est, les premiers moments de la prise d’Alger et des autres grandes villes de la Régence ont vu la destruction systématique d’une grande partie du patrimoine religieux. Rien de tel au Maroc, grâce à la sollicitude éclairée de Lyautey.

Respect du hurm

Ce respect de ce que l’on peut nommer la marocanité lui vaut l’hétéronyme de « grand civilisateur ». Attention toutefois à ne pas confondre le Lyautey réel et l’image d’Épinal construite, notamment, à travers l’exposition coloniale de Vincennes en 1931 et le mythe tricoté par une kyrielle de biographies bienveillantes, celle d’André Maurois en tête.

Il n’en demeure pas moins qu’Hubert Lyautey a, c’est vrai, développé une sorte de déférence envers l’islam du Maroc. Comment l’expliquer ? Les historiens avancent deux raisons principales. La première liée au contexte et au parcours du personnage, la seconde à une rencontre fortuite.

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Le parcours de l’homme, d’abord. Lyautey est un monarchiste légitimiste, nostalgique d’une certaine aristocratie d’ancien régime. « Deux images historiques l’assaillent : celle de la chouannerie et celle de l’Espagne contre-révolutionnaire du Dos de Mayo [c’est-à-dire le soulèvement de 1808 contre les occupants français, NDLR]. Elles l’inclinent à comprendre de l’intérieur ce que le jihad des Marocains comporte de passion patriotique, de peur sociale et de terreur religieuse à l’égard de l’envahisseur […]. Lyautey rassure, séduit l’élite urbaine. Il la tranquillise par son respect (vrai) de l’islam comme un hurm [interdit] (à l’image des zaouïas asiles contre l’arbitraire du pouvoir sultanien), comme en témoigne l’interdiction signifiée aux Européens d’entrer dans les mosquées », explique l’historien Daniel Rivet dans son livre Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation.

Qui plus est, ajoute Jacques Berque, Lyautey s’interdira à lui-même de pénétrer le hurm (terme qui désigne un sanctuaire inviolable) de Moulay Idriss Zerhoun, le fondateur de la dynastie des Idrissides, considéré par l’historiographie nationale comme le premier dynaste du Maroc. Autre raison de l’attachement de Lyautey à l’islam : son catholicisme ultramontain et son amour de l’orientalisme peint par un Eugène Delacroix ou un Eugène Fromentin.

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Le rôle décisif d’Isabelle Eberhardt

La seconde raison de l’attitude de Lyautey porte, selon les historiens, le nom d’un femme : Isabelle Eberhardt (1877-1904). Destin hors du commun que celui de cette exploratrice française, venue s’installer en Algérie, puis convertie à l’islam. C’est à Aïn Sefra, dans l’Ouest algérien, que le militaire rencontre sa compatriote, qu’il tient très vite en grande estime.

« Il appréciait avant tout en elle […] son attrait romantique pour “l’ombre chaude de l’islam”. Désireux d’entrer en pourparlers avec le cheikh de la puissante zaouïa de Kenadsa, Sidi Ibrahim Ould Mohammed, il envoya la jeune femme près de lui (en novembre 1903). La mission n’aboutit pas et l’existence tourmentée d’Isabelle prit fin quelques mois plus tard, quand elle périt dans la crue de l’oued Aïn Sefra. Lyautey put sauver quelques-uns de ses manuscrits, et la rencontre de ce personnage fascinant exerça sans doute une influence durable sur son cheminement intellectuel et sur sa vision de l’islam », résume l’historien Jean Martin dans son essai L’Empire triomphant.

Cette sensibilité personnelle et ce parcours ont contribué à façonner la vision lyautéenne de l’islam, qui est au diapason de son approche culturelle de la civilisation arabe. Contrairement à l’opinion dominante des colonialistes latinistes de son époque, qui considèrent que le Maghreb fut d’abord romain puis byzantin avant de sombrer dans la longue décadence arabo-musulmane, Lyautey n’envisage à aucun moment l’Empire chérifien comme une ère de la barbarie inculte.

« Le résident s’attacha à rappeler qu’il s’agissait d’un empire historique », insiste l’historien Charles-André Julien. C’est pour cette raison que, comprenant l’attachement du peuple marocain au sultan, son imam suprême, il va mettre en selle le souverain chérifien, veillant à ce que celui-ci conserve tout son apparat.

Burnous, seroual et jellaba

Et il n’y a pas que le sultan. Le traitement que les Français réservent à ce dernier s’inscrit dans une politique musulmane globale, que Lyautey veut voir appliquée à tous les aspects de la vie marocaine. Dans ses grandes lignes, cette politique de l’islam voulue par le résident général protège les médinas de l’influence occidentale. Celles-ci doivent conserver leur dimension traditionnelle. Ainsi revu et corrigé, il étend ce concept de hurm, propre à l’islam marocain, à toute la cité musulmane.

Qu’il s’agisse de l’espace urbain ou de l’individu, Lyautey freine des quatre fers l’occidentalisation des mœurs, voyant d’un mauvais œil l’adoption de vêtements à l’européenne. Burnous, seroual et jellaba doivent demeurer de mise pour le Marocain.

Les moghaznis – policiers auxiliaires – ou les élèves des collèges musulmans se voient imposer le costume coutumier, au risque de tomber dans le stéréotype. Lyautey comprend aussi parfaitement la dimension maraboutique de l’islam marocain, il laissera donc toute latitude au dense réseau des confréries, authentiques exutoires pour les Marocains digérant mal l’occupation française.

Le souci du patrimoine musulman

Le résident général veille de très près à la salubrité des mosquées à travers des inspections régulière de l’état des bâtiments. Soucieux de l’hygiène, il fait installer lavabos, bidets et autres facilités sanitaires pour l’ablution des fidèles.

Dans ces mêmes mosquées, épicentres de la vie spirituelle et sociale des Marocains, Lyautey veille à développer des bibliothèques, des salles de classe. Il s’intéresse à la formation des imams pour les rendre plus perméables au monde moderne. Enfin, il s’attelle à la réglementation du hajj, le pèlerinage à La Mecque.

Un chantier d’envergure, quand bien même seule une petite partie de la population est concernée par le cinquième pilier de l’islam tant les conditions de son exécution ne sont pas aisées. Le maréchal crée le Bureau des affaires religieuses (BAR), ainsi que la Société des habous des lieux saints et des agences de voyage sous supervision de la Résidence. Toutes ces instances organisent, planifient et chapeautent de A à Z le hajj.

Conseillé par Louis Massignon

Après le premier conflit mondial et la défaite des empires centraux – dont l’Empire ottoman –, le califat est aboli par Mustapha Kemal, le père fondateur de la République turque. Lyautey, conseillé par l’immense islamologue Louis Massignon, y voit une opportunité pour promouvoir le sultan du Maroc comme le nouveau calife de la umma.

Et pour cause : la généalogie des Alaouites remonte à la famille du Prophète, ce que nul alim (savant) dans dar al-islam ne remet en question. Massignon est invité à mener une étude sur les corporations dans l’Empire chérifien, système héritier d’une structure que l’on peut faire remonter à la société abbasside. Il dira aussi du résident général : « Lyautey est le seul Français depuis François Ier qui ait eu une politique musulmane. »

Aujourd’hui encore, un historien comme Jacques Frémeaux estime que Lyautey a isolé sciemment l’islam marocain du reste de celui de dar al-islam pour sauver son particularisme. L’islam du royaume, ouvert et tolérant, doit-il une partie de sa spécificité à Hubert Lyautey ? Il n’est pas interdit de se poser la question.

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