« En Tunisie, l’Afrique du Sud apparaît plus porteuse de justice que la France ou l’Allemagne »
Frappés de constater à quel point le sujet de la guerre à Gaza était omniprésent dans le discours de leurs patients, des psychanalystes ont analysé les conséquences à la fois sociétales et personnelles des événements de Palestine sur les Tunisiens. Des réflexions qui ne concernent certainement pas que la Tunisie.
ENTRETIEN AVEC NEDRA BEN SMAÏL (1/2) – Depuis l’opération menée contre Israël par le Hamas au lendemain de l’attaque du 7 octobre 2023, et face à la situation cataclysmique qui s’est ensuite installée, le vocabulaire désignant la tragédie à ciel ouvert qui se déroule en Palestine a gagné en gravité. La guerre est désormais qualifiée de génocide et de crime contre l’humanité. « Gaza » n’est plus seulement la ville située dans la bande de terre éponyme, mais recouvre maintenant un inqualifiable qui a une résonance particulière au sud de la Méditerranée.
Ce glissement, les psychanalystes tunisiens l’ont observé au sein de leurs cabinets. C’est ce qui les a poussés, collectivement, à mener une réflexion sur le sujet lors d’un atelier organisé le 2 mars 2024 par l’Association de formation à la psychanalyse et d’échanges cliniques (AFPEC) intitulé « Ce que Gaza nous apprend de nous-mêmes ». La présidente de l’association, Nedra Ben Smaïl, livre ici une synthèse de ces échanges – mais aussi des propos tenus pas les patients qu’elle rencontre – et revient sur l’impact des événements de Gaza au niveau individuel, mais aussi sur une société qui a fait sienne la cause palestinienne depuis des décennies.
Dans la première partie de l’entretien qu’elle a accordé à Jeune Afrique, la psychanalyste explique quel type d’angoisses et de questionnements – sur la marche du monde, les équilibres géopolitiques, mais aussi dans des domaines beaucoup plus personnels et intimes – ont surgi dans la société tunisienne à mesure que les images de Gaza déferlaient sur les écrans du monde entier.
Jeune Afrique : Pourquoi vous et vos collègues psychanalystes avez-vous décidé de vous interroger sur les effets que la guerre à Gaza produit sur les Tunisiens ?
Nedra Ben Smaïl : Rappelons d’abord que cet atelier de réflexion rassemble des psychanalystes tunisiens, avec un point de départ assez paradoxal, puisqu’il provient du sentiment profond de l’inutilité de nos gestes, de nos prises de position, de nos dires face à ce qui se passe à Gaza et à un monde qui semble en déréliction, où l’on observe impuissants le délabrement des liens humains. Des nécessités à la fois politiques et cliniques se sont imposées : mettre à distance nos passions éventuelles, prendre conscience de nos propres mouvements psychiques afin de nous permettre de sortir de notre sidération par le partage de nos expériences cliniques de psychanalystes.
Si on n’y prend pas garde, l’emprise des images, des discours politiques et des propagandes peut s’étendre à l’espace thérapeutique, amener le psychanalyste à ne plus être à l’écoute du patient et à céder à ses propres mouvements psychiques, compromettant ainsi la cure du patient. Nous sommes aussi des témoins de premier ordre de ce qui circule dans la société tunisienne. Ce que nous disent les patients témoigne de changements profonds dans la manière de penser – et de se penser – face au massacre des Palestiniens qui se vit en temps réel. Nous observons des déplacements psychiques importants, une recomposition des coordonnées identitaires assez inattendue.
Que disent les patients à propos de la Palestine ?
Les patients ne cessent d’en parler. Mais ce sont les enfants affamés, blessés ou tués qui révoltent le plus et donnent le sentiment que quelque chose à l’intérieur de nous est en train de se briser. Les images des familles dispersées, des quartiers détruits, d’enfants esseulés, décharnés, marchant hagards dans les rues de Gaza, réveillent en nous des angoisses profondes d’abandon et des détresses primitives. L’identification à l’impuissance radicale que nous donnent à voir ces images est inscrite dans l’inconscient de chacun. C’est une position que nous avons tous traversée lorsque, nourrisson, nous étions dépendant d’un adulte tout puissant, qui avait sur nous pouvoir de vie et de mort.
Tout le chemin qui mène à la vie d’adulte a pour but de s’éloigner de cette position de dépendance absolue. Or, l’actualité nous y ramène de manière implacable. Cette expérience primitive de détresse, commune à tous les êtres humains, sous-tend en grande partie les sentiments d’indignation et de révolte que l’on observe dans le monde entier, même dans des populations qui n’ont pas de liens évidents avec la cause palestinienne. Certains patients confient leur difficulté à profiter de la vie sans ressentir une culpabilité chevillée au corps. Parler de ses soucis semble dérisoire, voire obscène, comme si la seule souffrance qui avait le droit de s’exprimer était celle des Palestiniens.
Un patient disait que lorsqu’il prenait du bon temps, il le vivait comme quelqu’un qui souffre d’un cancer et essaye de se divertir pour oublier. D’autres expriment leur affliction par le désir de sortir du monde ou de le voir s’anéantir, pourvu que cesse la souffrance des Palestiniens et que meurent les bourreaux et leurs complices. Enfin, la brutalité ou le sadisme dont font preuve les soldats israéliens embrigadés par la propagande ou la religion interpelle et oblige à nous interroger sur notre propre humanité, mais aussi sur la part de cruauté qui gît en chacun de nous.
On parle là d’interrogations personnelles. Mais diriez-vous que la guerre en Palestine a aussi changé notre rapport au monde ?
Tout d’abord, le regard porté sur l’Occident, et sur la France en particulier, a changé de manière significative. L’alignement inconditionnel sur la politique d’Israël, la propagande sioniste qui sévit dans les médias et l’islamophobie décomplexée qui s’exprime dans l’espace public, la censure de toute voix critique dans la presse mainstream ont produit une grande désillusion et profondément remis en question la proximité affective presque naturelle que les Tunisiens entretiennent avec la France du fait de leur « histoire commune ».
Les principes d’égalité, de liberté d’expression et de respect des droits humains, fondements d’un Occident idéalisé, ont perdu en crédibilité, ils semblent à géométrie variable. Comment faire avec cette nouvelle vérité ? C’est une des questions que les patients tunisiens se posent, notamment les jeunes. Un pays comme l’Afrique du Sud apparaît aujourd’hui comme plus porteur des valeurs de justice que la France ou l’Allemagne. Les tags sur les murs de l’Institut français de Tunisie sont significatifs du regard que portent désormais les Tunisiens sur la France.
Quelles sont les conséquences de ce changement de point de vue sur les pays occidentaux ?
Cette faillite brutale du capital symbolique que nous attribuions à l’Occident a des effets majeurs sur les subjectivités des Tunisiens. Le « désir d’Occident » est réinterrogé. La migration vers l’Europe n’est plus rêvée mais désormais appréhendée froidement. Elle est associée à une perte de liberté d’expression, de droits, puisque la société qui accueille se présente comme d’emblée hostile. Certaines personnes sur le point de partir ont annulé leur départ, d’autres qui vivent à l’étranger pensent rentrer en Tunisie ou quitter la France (ou l’Allemagne) pour un pays jugé moins raciste vis-à-vis des Arabes.
Même si la Tunisie est aux prises avec de multiples difficultés économiques, politiques et sociales, que c’est un pays difficile à vivre pour les jeunes, qui protège mal les minorités ethniques, qui criminalise les minorités sexuelles, un pays où le chômage est élevé et dans lequel il est difficile de se projeter, il apparaît au travers de nos cliniques que les Tunisiens ont cessé de croire qu’ailleurs, on vivrait nécessairement mieux que dans son propre pays. Ils ont même la certitude qu’en Europe, ils seront toujours des citoyens de seconde catégorie, réduits à leur identité d’ « Arabes », avec des droits restreints. Ils savent par exemple que toute parole de solidarité envers les Palestiniens serait, sinon interdite, mal venue.
Vous dites aussi que cela affecte l’identité des Tunisiens et, dans une certaine mesure, leur « arabité » ?
Depuis que les « puissants » ont décidé de sacrifier les Palestiniens, une onde de choc traverse les jeunes Tunisiens parce qu’ils s’identifient à eux, qu’ils se reconnaissent en eux : de par le vécu de colonisation qui fait son retour, et du fait de l’histoire forte qu’a la Tunisie avec les Palestiniens (avec la présence de l’OLP à Tunis, le bombardement israélien de 1985). Mais aussi par identification à l’oppressé, qu’il soit sujet « dictaturé » ou colonisé.
Par ailleurs, la désidéalisation de l’Occident ainsi que le manque de solidarité des gouvernants des pays arabes amènent la jeunesse tunisienne à réinterroger ce que nous appelons communément l’arabité, terme à la fois réducteur et massifiant, produit par un discours occidental auquel elle a longtemps adhéré. La position du Maroc vis-à-vis d’Israël, celle de la Jordanie ou de l’Égypte, les mouvements de « normalisation » qui semblaient se multiplier mettent les jeunes Tunisiens radicalement en défaut par rapport à ces pays, pourtant arabes. Ils ne les représentent plus.
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