Nesrine Slaoui : « Pour nous les femmes maghrébines, c’est presque révolutionnaire de se dire féministes »
Journaliste, autrice, réalisatrice, Nesrine Slaoui est l’un des visages du féminisme français. La Franco-Marocaine évoque la réforme du Code de la famille en discussion dans le royaume et, plus largement, le féminisme décolonial et le poids du passé.
L’ACTU VUE PAR… – « 28 minutes » (ARTE), « C ce soir » (France 5), auparavant « Estelle Midi » sur RMC, ou encore Instagram, l’un de ses canaux privilégiés sur lequel elle est suivie par plus de 250 000 personnes : Nesrine Slaoui est partout. Cette journaliste franco-marocaine, réalisatrice (Kim K Theory), autrice et éditorialiste, impose avec brio dans le débat public les idées du courant féministe et antiraciste. Engagée, rigoureuse, éloquente, elle popularise notamment des termes jusque-là connus uniquement d’une frange restreinte de la population. Dernier exemple en date ? Le « misogynoir », inventé par Monay Bailey, féministe noire et queer américaine, pour expliquer le déferlement raciste sur la superstar franco-malienne Aya Nakamura, pressentie pour chanter à l’ouverture des Jeux olympiques 2024.
Mais Nesrine Slaoui, c’est aussi un parcours à la fois brillant, tumultueux et prolifique. Née à Fès en 1993, elle est arrivée en France à l’âge de trois ans. Un père maçon, une mère femme de ménage, Nesrine Slaoui raconte dans son premier livre, Illégitimes (2021), comment elle, fille d’immigrés, s’est battue pour devenir « transfuge de classe » : intégrer et réussir Sciences Po, devenir journaliste et travailler au sein des plus grandes chaînes françaises. Un point de vue rare dans le paysage littéraire français, qui parle pourtant à des millions de personnes. La jeune femme a d’ailleurs depuis créé le podcast « Légitimes » afin de mettre en avant des parcours « similaires ».
En janvier 2023, Nesrine Slaoui a publié Seule, un roman inspiré d’un fait divers sordide, dans lequel elle traite des violences faites aux femmes, du poids des diktats, mais aussi du mécanisme d’oppression des femmes « racisées », mêlant dominations de race, de classe et de genre. À Jeune Afrique, elle a confié être en train d’écrire son troisième ouvrage (qu’elle doit rendre très bientôt), qui traitera des femmes et du colonialisme. En attendant, ce visage du combat féministe (et intersectionnel) en France tourne son regard vers le Maroc, où la réforme de la Moudawana (Code de la famille) en cours suscite énormément d’espoir. Nesrine Slaoui a d’ailleurs écrit sur le sujet dans Jeune Afrique en janvier 2024, espérant un « renouveau féministe au Maroc ».
Jeune Afrique : La première réforme de la Moudawana, qui a représenté une première grande avancée dans l’égalité homme-femme, a eu lieu il y a vingt ans. Vous aviez huit ans et vous étiez déjà en France. Conservez-vous des souvenirs malgré tout ?
Nesrine Slaoui : J’ai été victime du système de la Moudawana, je l’ai donc vécu dans ma chair. Ma maman vivait en France, car son père s’y était déjà installé. Mais à 18 ans, elle est venue au Maroc pour épouser mon père, et elle y est restée. Du moins, jusqu’à ce que j’ai trois ans et qu’elle décide de rentrer avec moi en France, légalement. Or, son mariage était marocain, j’étais moi-même de nationalité marocaine, notre cas était donc soumis aux lois du Maroc. J’étais donc sous la tutelle exclusive de mon père. Et c’est ainsi que la justice française a considéré que j’étais victime d’un enlèvement parental, et que j’ai eu droit à une OQTF (obligation de quitter le territoire français).
Tout ça, alors qu’en parallèle, ma mère avait fait une demande en bonne et due forme pour bénéficier du regroupement familial et faire venir mon père. Ma mère m’a défendue seule au tribunal, elle avait tous les documents pour attester de sa bonne foi. Voilà ce qui continue de me marquer : toutes les Marocaines ont eu affaire à une injustice qui découle directement de la Moudawana. Et généralement, c’est lié à la tutelle de l’homme et à la garde des enfants.
Sinon, je n’ai pas de souvenirs de la première réforme, j’étais trop jeune, et ma mère m’en a très peu parlé. Je me souviens plutôt de la nouvelle Constitution de 2011, qui a consacré l’égalité homme-femme.
D’après vous, quelles seront les avancées majeures de la réforme en cours ? N’avez-vous pas peur qu’il s’agisse d’une révision plus que d’une réforme ?
J’ai hâte de voir jusqu’où on va aller, a priori on le saura très bientôt. Tout un système a été mis en place pour écouter la société civile, l’intention est là, et je crois que les choses vont bouger. Je pense que le mariage des mineurs et la polygamie vont être supprimés, et qu’il va y avoir des évolutions concernant la tutelle exclusive de l’homme et la garde des enfants, deux sujets extrêmement portés par les militantes féministes et la société civile. L’État va faire un pas là-dessus parce que ça bloque les femmes, ça gêne l’évolution sociétale du pays, bref c’est très concret. Dans la première réforme de la Moudawana, certains textes sont restés flous, notamment ceux relatifs au mariage des mineurs et à la polygamie. Les textes ont laissé une liberté d’interprétation aux juges et des exceptions. Il faut donc peaufiner leur écriture, les préciser et recadrer les choses. Ce ne seront peut-être pas des avancées majeures, mais des changements importants. Ce sont des évolutions lentes, progressives, mais je ne pense pas que l’on sera déçu.
Quant aux femmes, nombre d’entre elles « acceptent », subissent la situation, parce qu’elles n’ont pas les moyens de faire autrement. Se défendre suppose des connaissances juridiques, de l’argent, du temps… Je ne vous cache pas que, à titre personnel, j’attends aussi des réponses sur l’héritage et la succession. Je suis fille unique, donc c’est le mâle le plus proche de moi qui héritera d’une partie de mon héritage, cela s’appelle le ta’sib. Mais ça, je crois que c’est un sujet encore trop complexe et délicat. Je sais que de nombreuses féministes ont des demandes encore plus fortes, notamment le droit à l’IVG, par exemple, et elles ont raison, il faut toujours demander plus. Personnellement, je les admire.
Avez-vous été sollicitée, en tant que féministe franco-marocaine, pour être auditionnée par la commission qui chapeaute cette réforme ?
Non, je préfère ne pas y participer. En tant que militante féministe justement, j’ai un grand respect des notions de localité et des régionalité. Quelque part, je suis privilégiée. Je vis en France et je n’ai pas d’enfants, par exemple.
Trouvez-vous qu’il y a une rupture entre l’ancienne génération de féministes marocaines et la nouvelle, ultra-connectée, très portée sur les libertés individuelles ?
Non, pour moi il s’agit plus d’une continuité qu’un renouvellement, même si j’ai écrit sur « le renouveau féministe au Maroc » dans vos colonnes [rires]. Les militantes de gauche marocaines ont toujours été très rusées et ont trouvé des façons pertinentes d’agir. La nouvelle génération passe par internet, les réseaux sociaux, c’est aussi une façon d’inscrire le Maroc dans une logique mondiale et dans le féminisme international. Les militantes 2.0 médiatisent des affaires, dénoncent des faits de société en utilisant des personnalités publiques, connues et respectées au Maroc, c’est une démarche intelligente, qui s’inscrit dans l’air du temps. Je les trouve très courageuses.
En tant que féministe franco-marocaine, je me rends compte qu’on a abouti à une déconstruction du féminisme au Maroc et au Maghreb. Le féminisme est encore considéré comme un truc d’Occidental, alors qu’au contraire, nous créons des ponts. En réalité, le féminisme a une longue tradition au Maroc, et là nous assistons à un dialogue intergénérationnel, toutes les associations ont été mobilisées, les jeunes, les moins jeunes, c’est beau ! En fait, je suis même un peu jalouse, car j’aurais aimé être au cœur de ça [rires].
À votre avis, pourquoi le féminisme est-il encore considéré par certains comme un « truc occidental » au Maghreb ?
Lorsque l’Occident, en particulier l’Europe, a colonisé le monde en prétextant une mission civilisatrice et en mettant en avant l’égalité homme-femme, ça a créé une sorte de pendant, un revers de la médaille : « Ce combat n’est pas le nôtre. » Nous avons l’impression que ce sont des combats qui ne nous appartiennent pas, alors que si. Même le combat décolonial est profondément lié au féminisme. D’ailleurs, mon troisième livre, que j’écris actuellement, porte sur le féminisme décolonial, un féminisme qui ne serait pas hégémonique. En tant que Franco-Marocaine, je suis consciente que les réalités sont différentes, on ne peut pas calquer la réalité d’un pays sur un autre.
Lorsque vous dites que le combat décolonial est lié au féminisme, vous sous-entendez que la colonisation est aussi passée par le corps des femmes ?
Oui, il reste des traces de cette domination au Maroc, puisque les colons avaient créé des quartiers prostitutionnels. Et nous, les femmes originaires du Maghreb, le vivons encore puisque nous sommes toujours perçues comme des indigènes et des corps étrangers. C’est encore très inconscient et peu raconté.
L’anthropologue Jacques Berque a écrit que cette exploitation et cette domination du corps des femmes pendant la colonisation ont « humilié » les hommes colonisés et, in fine, façonné un nationalisme ultra-conservateur où l’honneur repose sur les épaules des femmes. Qu’en pensez-vous ?
Le corps des femmes est toujours perçu comme un enjeu entre les masculinités, mais moi je pense que non. Lorsqu’on parle de viols, d’exploitation sexuelle, ce sont d’abord les femmes qui en souffrent directement, et cela n’a rien à voir avec les hommes. Ce sont d’ailleurs des souffrances transgénérationnelles, épigénétiques. Inconsciemment, nous avons toujours intériorisé qu’une femme nord-africaine était une demi-femme par rapport à une femme blanche. En réalité, les femmes nord-africaines ont encore leur histoire à raconter, elles ont été au centre de la colonisation, car conquérir la terre, c’est dominer les femmes.
Je pense aussi à des personnalités féminines ayant contribué aux luttes nationalistes. C’est par exemple le cas de Malika El Fassi, née à Fès et étudiante à Al Quaraouiyine, qui a été la seule femme signataire du Manifeste de l’Indépendance (1944) et qui s’est battue contre les colons afin d’alphabétiser les jeunes filles. Nous avons besoin de comprendre et de raconter ce qu’il s’est passé pour toutes ces femmes, avant et après la colonisation, et ainsi réparer les traumatismes construits.
Vous même, vous ressentez ce traumatisme dans votre chair ?
Il y a tout un fantasme lié à l’intégration en France, l’idée étant de se détacher complètement de son pays d’origine. D’ailleurs, à l’école, nous n’apprenons pas grand-chose sur la colonisation de la France au Maroc. On a même édulcoré, utilisé le mot de « protectorat ». Je me demande bien de quoi le Maroc devait être protégé. Mais quand on vieillit, on commence à se poser des questions. Je suis profondément féministe depuis que je suis petite, et quand je le disais, on me répondait : « Non, non, ce n’est pas pour toi. »
On vous disait ça parce que vous étiez une petite fille ou parce que vous étiez une petite fille d’origine maghrébine ?
Les deux je crois. Les femmes racisées ne sont pas vues comme des femmes. Il y a une forme de sexisme racial, jusque dans la lutte féministe où nous sommes simplement perçues comme des êtres passifs, qui subissent et qu’il faut sauver de leur condition. Nous sommes aussi constamment jugées sur notre physique, fantasmées, fétichisées, sources d’un fantasme sexiste et raciste. C’est exactement comme les féministes noires aux États-Unis, qui sont d’abord perçues en fonction de leur classe, de leur couleur, mais pas de leur genre. C’est presque révolutionnaire pour nous de dire que nous sommes féministes.
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