Quand la France réglementait le pèlerinage à La Mecque des Algériens colonisés
Dès 1830, le hajj, l’un des cinq piliers de l’islam, donne du fil à retordre aux Français. Considéré comme un facteur de déstabilisation, il sera d’abord très encadré. Mais ces règles s’assoupliront avec le temps.
Pour les musulmans algériens, le déplacement au Hedjaz, dicté par la foi, se résume en une odyssée spirituelle et en une quête mystique. Pour les colonisateurs français, la question se pose dans des termes très différents. L’enjeu est diplomatique, économique et sanitaire. Mais c’est la dimension politique, très subversive en soi, qui inquiète le plus les autorités coloniales.
Le confrérisme, une phobie coloniale
Dès la décennie 1840, les autorités coloniales établissent un lien entre le hajj et l’agitation confrérique qui peut, parfois, secouer l’Algérie. En ligne de mire : la Sanousiyya. Fondée à La Mecque par l’Algérien Muhammad Ibn ‘Ali as-Sanusi, cette confrérie est active en Cyrénaïque. Profitant de la perméabilité des frontières et de l’aide des Ottomans, elle veut porter le feu jihadiste à l’intérieur de l’Algérie.
En 1830, les musulmans perçoivent en effet l’arrivée des Français comme une défaite de leur religion devant la chrétienté. Le seul fait que des chrétiens foulent une terre d’islam, s’approprient des villes et des campagnes, est une souillure. Dès lors, pour nombre de lettrés musulmans, la hijrah (la migration spirituelle) s’impose.
Les Français, qui craignent une contagion idéologique, l’ont bien compris, comme l’illustre la circulaire promulguée le 27 décembre 1855. Le texte demande aux « bureaux arabes », qui mènent un travail de terrain minutieux, de « faire connaître l’impression générale que le pèlerinage produit sur ceux qui l’accomplissent, et dans quelle mesure il développe chez eux des idées d’hostilité envers nous ».
Les Français, toutefois, ne veulent en rien entraver le bon déroulement du hajj, conscients de l’effet négatif que cela pourrait avoir sur la société. Il n’en demeure pas moins qu’un an plus tard, en janvier 1858, les autorités coloniales instaurent un passeport obligatoire pour les candidats au voyage vers l’Orient.
Les mesures encadrant le départ deviendront de plus en plus contraignantes. En 1901, par exemple, les événements de Aïn Torki (Marguerrite à l’époque coloniale) jetteront de l’huile sur le feu. Des dizaines de colons européens seront poignardés par des hajji ayant accompli leur pèlerinage l’année précédente. De quoi alimenter la suspicion française.
Peur des épidémies à La Mecque
À l’inquiétude de la contagion confrérique s’ajoute celle de la contagion au sens propre. En effet, la peste et le choléra sont endémiques dans la Péninsule arabique. En 1831, alors que les Français commencent à s’installer en Algérie, quelque 12 000 pèlerins succombent à une épidémie. Les autorités coloniales comprennent qu’il faut mettre sur pied un observatoire sanitaire. En 1848, la IIe République institue un Comité consultatif d’hygiène pour contrôler le pèlerinage. À compter de cette date, le départ des Algériens est soumis à l’autorisation de ce comité.
Ces mesures s’annoncent très vite insuffisantes : en 1865, le choléra qui frappe La Mecque se transforme en pandémie. Le fléau se propage, par voie maritime et ferroviaire, en Europe et au Maghreb. On impose systématiquement des quarantaines aux navires et aux pèlerins de retour d’Orient, et, à Paris, le Comité consultatif d’hygiène, rattaché au ministère de l’Intérieur, durcit les conditions de départ pour le hajj.
Passeports et permis de voyage sont octroyés au compte-gouttes. De surcroît, les indigènes sujets de l’empire français sont soumis aux réglementations de l’Hexagone. Autrement dit, les musulmans algériens sont contraints de voyager dans des navires battant pavillon français. À bord, les futurs hajji sont fermement encadrés par un « commissaire du gouvernement », qui, jusqu’en 1902, était un médecin sanitaire. À partir de cette date, un administrateur auquel on a attribué des pouvoirs de police contrôlera les pèlerins à bord des navires.
« Sujets musulmans »
Au cours de la première décennie du XXe siècle, la France, sous la pression de la Grande-Bretagne et d’autres pays d’Europe très critiques à l’encontre de sa politique du pèlerinage, allègera quelque peu ses dispositions à l’encontre des hajji. « La quinzième section du Congrès colonial [français] de 1904 émet le vœu que la France suive l’exemple de l’Angleterre, de la Hollande et de la Russie, et qu’elle donne à ses sujets musulmans, chaque année, la permission d’accomplir ce voyage, qui est une prescription fondamentale de leur religion », indique l’historien Luc Chantre.
« Il n’y a pas […] de raisons politiques ou morales plus sérieuses pour empêcher un musulman algérien de se rendre à La Mecque que d’empêcher un catholique breton ou picard de se rendre à Jérusalem et surtout à Rome », estime à l’époque le député de la Haute-Marne Albin Rozet. Il faudra cependant attendre la loi du 15 juillet 1914 sur l’assouplissement de l’indigénat pour que soient levées les contraintes pesant sur le pèlerinage des Algériens.
Avec le début de la Première Guerre mondiale et la participation de milliers de combattants venus des colonies – Maghrébins, sans oublier les Sénégalais d’obédience musulmane –, Paris assouplit sa politique de pèlerinage. Celle-ci a désormais deux objectifs : adresser un message de remerciement aux combattants musulmans, et contrer la propagande jihadiste que mène l’empire ottoman au sein de la Triplice. Parmi les mesures phares, la loi du 21 janvier 1916 prévoit le financement de lieux d’hébergement et de restauration pour les pèlerins les plus démunis. Cette hôtellerie sera gérée par une Société musulmane des habous des lieux saints de l’islam, commune à toute l’AFN (l’Afrique du Nord française) et ayant pour siège principal la Grande mosquée d’Alger.
À partir de 1919, cette organisation prend en charge la gestion du pèlerinage. Cela ne signifie pas pour autant que les dernières restrictions gouvernementales soient levées. Chaque pèlerin doit encore justifier d’une somme de 1 500 francs, d’un billet aller-retour, et être en règle avec l’administration fiscale.
Parallèlement, l’organisation devient commune aux trois pays du Maghreb, et, en 1923, un navire commun aux Algériens, aux Tunisiens et aux Marocains est affrété à Alger. La mesure sera graduellement étendue aux ressortissants musulmans de l’AOF (l’Afrique occidentale française), mettant finalement de côté la ségrégation entre islam africain et islam arabe. Cette initiative d’un hajj collectif au Maghreb se révèle prometteuse. Les départs vers l’Orient sont en forte hausse.
Panislamisme et panarabisme
Mais les années 1930 voient bientôt grandir, aussi bien en Algérie française que dans les protectorats marocain et tunisien, des mouvements nationalistes qui inquiètent le colonisateur. Nombre de ces groupes puisent leur inspiration dans le panislamisme et le panarabisme, qui se développent en Égypte, en Syrie, au Liban, si bien que le hajj devient, à nouveau, une source de préoccupation pour le Gouvernement général et pour Paris.
Pour ne rien arranger, l’Association des oulémas se fait de plus en plus entendre. Créée le 5 mai 1931 à Constantine, elle a pour chef de file le cheikh Ben Badis. Cet intellectuel influencé par le wahhabisme veille sur l’orthodoxie du hajj et se montre critique à l’égard de son organisation. L’association dénonce notamment la cherté des billets et les entraves administratives à répétition.
L’arrivée au pouvoir de Mussolini en Italie, en 1922, ne fait qu’aggraver la situation. La propagande fasciste diffuse à la radio des programmes en langue arabe destinés au Maghreb, et critiquent sans répit la politique musulmane de la France.
La IIIe République française réplique en s’engageant également dans une campagne de séduction à l’égard des musulmans algériens. En 1939, le gouvernement affrète un luxueux paquebot, Le Sinaïa, pour accueillir les pélerins, parmi lesquels Kaddour Ben Ghabrit, premier imam de la Grande Mosquée de Paris (fondée en 1922). Opération reconduite en 1940, avant que la Seconde Guerre mondiale ne relègue – temporairement – la question du hajj au second plan.
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