Au Maroc, six mois après le séisme, les multiples défis de la reconstruction
Après les actions d’urgence rondement exécutées, c’est le temps de la reconstruction. Une phase qui révèle les difficultés des pouvoirs publics à faire travailler ensemble des acteurs de cultures différentes.
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Mohamed Tozy
Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).
Publié le 3 avril 2024 Lecture : 5 minutes.
Le tremblement de terre qui a frappé la région du Haut Atlas occidental dans la nuit du 8 au 9 septembre est l’un des plus violents de l’histoire du Maroc. Un drame collectif terrible, qui a mis au jour certains dysfonctionnements, notamment en matière de normes de construction, de culture politique et d’inégalités. Mais ce drame a aussi révélé de nombreux faits, donnant à voir des institutions en place plutôt réactives et agiles, une société civile solide. Il aura aussi été l’occasion d’une démonstration de souveraineté et de solidarité qu’à l’étranger on a eu du mal à comprendre.
Les technocrates, entre ignorance et mépris
Ce séisme marocain a par ailleurs levé le voile sur une réelle méconnaissance des réalités du monde rural en général et du Haut Atlas en particulier. Certains responsables se sont posé des questions absurdes conjuguant ignorance et mépris. Ils ont mis en cause la rationalité d’habiter en altitude dans des territoires inaccessibles à leurs voitures et couteux pour l’aménagiste. Ils sont allés jusqu’à proposer de regrouper les familles sinistrées dans des camps en attendant de les déplacer sur de nouveaux sites. La résistance des populations à l’idée de s’éloigner de leurs habitations même momentanément et le communiqué du cabinet royal « insistant sur l’importance d’être à l’écoute permanente de la population locale », ont servi d’arguments aux ruralistes (sociologues, géographes, architectes) pour dissuader certains technocrates et leur faire changer de point de vue.
Après les actions d’urgence plutôt bien exécutées, c’est le temps de la reconstruction. Cette phase qui relève du registre des politiques publiques révèle les limites que connaît le fonctionnement de l’État et ses difficultés à « mettre en œuvre » dans un cadre institutionnel bien défini et à faire travailler ensemble des acteurs de cultures différentes : les architectes, les ingénieurs, les agents d’autorité, les élus et la société civile.
Les divergences de point de vue sont nombreuses. Elles concernent les modes opératoires : reconstruire ou restaurer, travailler avec les matériaux locaux et utiliser les savoirs vernaculaires ou opter pour le tout-béton, faire appel à des grandes entreprises ou opter pour l’autoconstruction… Le point aveugle le plus important est la prise en compte des écosystèmes. Les opérateurs publics et privés sont préoccupés uniquement par les logements alors que le tremblement de terre a bouleversé les équilibres des territoires. Les terrasses – tout comme les réseaux d’irrigation qui ont coûté des millions d’heures de travail réparties sur plusieurs générations – ont été gravement endommagées. Une bonne partie du cheptel a été décimée, des stocks de céréales ont été perdus.
Impératifs sécuritaires
Le retard dans la mise en place d’une agence de développement de la haute montagne laisse la place aux interventions sectorielles qui obéissent à des logiques et des cultures de travail spécifiques. Les gouverneurs des provinces touchées par le séisme et les services déconcentrés de l’État en charge des territoires sont sous pression. Leur conception de la performance et de l’efficacité sont régis par des impératifs sécuritaires, d’autant plus qu’ils subissent de plein fouet la pression d’une opinion publique où les réseaux sociaux combinent dramatisation et fake news pour doper un modèle économique basé sur le nombre de like. De ce fait, les administrations renoncent à prendre le temps de faire du traitement au cas par cas et de la délibération avec les populations concernées.
La reconstruction met au défi les architectes. Ceux parmi les plus sensibles à la dimension culturelle de leur métier et armés de la charte de l’architecte posée par le fameux discours d’Hassan II* du 14 janvier 1986, devenu depuis journée nationale, n’arrivent pas à faire aboutir leur vision esthétique et leur plaidoyer sur les vertus antisismiques des modes de construction ancestrale en terre ou en pierre locale que les technocrates considèrent comme archaïques et peu fiables.
Au défi des enjeux systémiques, les autorités en charge de la reconstruction traitent la question comme s’il s’agissait de reloger des individus le plus rapidement possible. On a tendance le plus souvent à procéder par plan type qui ne prend pas en charge l’activité agropastorale et les changements morphologiques en cours.
Réconcilier tradition et modernité
La montagne marocaine est productrice de ressources stratégiques, en plus de l’eau, les petites exploitations familiales en marge du circuit de l’agrobusiness assurent leur autosubsistance en céréales et approvisionnent les villes comme les petits centres en viande rouge ovine et caprine et en fruits secs. La montagne est aussi productrice de savoir-faire dans l’ingénierie sociale. La puissance des communautés façonnées par un environnement hostile a renforcé leurs compétences de gestion collective, de délibération, d’adaptation et de gestion des conflits. La reconstruction est une vraie opportunité pour en profiter et tracer notre propre chemin de modernité.
Il est indispensable d’envisager l’action de construction dans le cadre du douar (village). Le douar a toutes les caractéristiques d’une cité au sens politique du terme, dans la mesure où il ne devient une réalité sociopolitique que lorsqu’il dispose de certains équipements gérés collectivement par les chefs de foyers réunis en assemblée (lieu de culte et un cimetière). Ils sont plus de 47 000 lieux de vie combinant la gestion traditionnelle dans le cadre de la jmaa (assemblée traditionnelle des chefs de foyers) qui gère le foncier collectif, les réseaux d’irrigation, la mosquée et associations nouvelles portées par des jeunes scolarisés naviguant entre la ville et le terroir qui s’occupent de l’eau potable, de l’aménagement des terrains de sport ou du rapport avec les bailleurs de fonds étrangers.
Reconstruire c’est restaurer tout cet écosystème complexe sans pour autant négliger les mutations en cours : l’érosion relatif des solidarités, le changement dans les modes d’exploitation touchés par la raréfaction de la main d’œuvre du fait de la scolarisation des garçons comme des filles attirés par le travail dans les métropoles. L’élevage extensif ou la construction des terrasses sont trop couteux, les corvées d’eau et de bois sont désormais inacceptables. Une nouvelle conception de la pénibilité et du confort affectée par la domination des standards urbains doit être prise en compte. L’attachement aux terroirs est resté quant à lui intact, outre un peuplement qui reste conséquent, des retours sont possibles si l’on prend en compte la dette de la collectivité nationale vis-à-vis de ces populations et si les terroirs sont restaurés en s’inscrivant dans une modernité réconciliée dans laquelle le peuple du Haut Atlas devient porte drapeau d’une vision du monde écoresponsable.
*Dans un discours programmatique Hassan II rappelait aux architectes que nos villes sont devenus moches et sans âmes. Il les invitait à faire attention aux héritages esthétiques et à respecter les savoir-faire des artisans, à innover et à être imaginatif en se ressourçant dans la diversité culturelle et architecturale du pays.
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