Comment Napoléon a tenté de rallier l’islam à la Révolution française

En 1798, Bonaparte lance son expédition en Égypte. Si l’idée initiale est de couper aux Anglais la route de leur colonie indienne, le général espère aussi exporter les idéaux de la toute jeune Révolution française et, pour cela, il va tendre la main à l’islam et à ses représentants.

Le 20 août 1798, au Caire, Napoléon célèbre en grande pompe le mawlid al-nabawi, l’anniversaire de la naissance du prophète Mohammed. © PVDE/Bridgeman Images

Le 20 août 1798, au Caire, Napoléon célèbre en grande pompe le mawlid al-nabawi, l’anniversaire de la naissance du prophète Mohammed. © PVDE/Bridgeman Images

Publié le 27 mars 2024 Lecture : 6 minutes.

À l’évidence, Bonaparte n’a pas découvert l’islam en se réveillant un beau matin sur le sol égyptien. C’est d’abord au travers de l’orientalisme – en vogue en Occident durant le siècle des Lumières – que le futur empereur des Français a eu vent de la religion de « Mahomet ». Des penseurs orientalistes comme Volney ou De Sacy n’ont pas de secret pour lui, sans parler de l’intérêt que porte Bonaparte à Rousseau et à la réflexion de celui-ci sur le prophète « Mahomet » dans son fameux essai Du contrat social.

Une traduction du Coran dans ses bagages

Le général français a aussi lu L’Histoire des Arabes sous le gouvernement des califes, de l’abbé Augier de Marigny, publié en 1750. Et parce que la compréhension du monde arabo-islamique ne va pas sans une bonne connaissance du Coran, Napoléon transporte avec lui en terre égyptienne une traduction du livre saint signée de l’orientaliste Claude-Étienne Savary, à l’époque le plus fin expert français de l’islam. Tout ceci façonne et forge la pensée du conquérant.

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Le général, par ailleurs, est un homme de son temps. Difficile, dès lors, de se démarquer d’un siècle que les idées révolutionnaires ont marqué au fer rouge. Comment ne pas être tenté d’associer idéologie politique et religion ? Selon l’historien Henry Laurens, c’est ce que Napoléon va réaliser.

« Bonaparte et ses conseillers orientalistes jugent que l’on ne peut gouverner l’Orient qu’en utilisant l’islam comme arme politique […]. C’est ainsi que Bonaparte, pour pousser les populations égyptiennes à se rallier aux Français, mélange la rhétorique révolutionnaire française et la légitimation islamique des révoltes : il affirme que les Mamelouks ne respectent pas Dieu […] et que les Français sont les vrais musulmans puisqu’ils ont chassé le pape de Rome et détruit l’ordre de Malte », analyse l’historien arabisant.

Pas d’appel au jihad en échange de la préservation des waqf

Bonaparte joue ainsi de la fibre patriotique et du sentiment d’arabité afin de soulever les Égyptiens contre les Turcs, en associant arabité et islam. Mais les Égyptiens de cette fin du XVIIIe siècle ont-ils le sens de la nation arabe ? Rien n’est moins sûr. Le conquérant tente là une synthèse entre Occident et Orient à travers l’apport de la Révolution française, mais l’argument demeure en grande partie inaudible pour les oulémas, muftis, alim, cheikhs et autres dignitaires musulmans. Pourtant, Bonaparte veut à tout prix les convaincre de ses bonnes intentions à l’égard de l’islam. Il va donc aller plus loin.

Ainsi, dès le 2 juillet 1798, à la suite des combats, le général français fait placarder sur les murs des villes des affiches proclamant : « Égyptiens, on vous dira que je viens pour détruire votre religion : c’est un mensonge, ne le croyez pas. » Ensuite, il reçoit une délégation de notables auxquels il assure que son armée respectera intégralement les institutions religieuses. Il s’engage également à garder en l’état les waqf, c’est-à-dire les biens de mainmorte qui permettent de gérer les établissements religieux. En contrepartie, muftis et cheikhs promettent de ne proclamer en aucun cas le jihad ou toute autre action violente contre les Français.

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Célébration du mawlid

Par la suite, Napoléon fait strictement respecter les mœurs musulmanes. Lettré égyptien et observateur de son époque, Abdel Rahman el-Gabarti relève que « d’habitude, les Français ne buvaient que pour être gais, et si quelqu’un d’entre eux buvait outre mesure, il ne quittait pas sa maison, car s’il en sortait et s’il commettait des désordres, il était puni ».

Par ailleurs, Bonaparte va s’afficher auprès de la population. Pour gagner le cœur des Égyptiens, c’est en grande pompe, au Caire, qu’il célèbre le mawlid al-nabawi, l’anniversaire de la naissance du Prophète. À cette occasion, les notables lui donnent le nom de « Ali Bonaparte ». Ce qui est un signe d’affection évident.

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Tous les Égyptiens, pourtant, n’acceptent pas si facilement la présence française. En octobre 1798, les Cairotes se soulèvent. La répression est féroce, et les symboles ne sont pas épargnés. La mosquée d’Al-Azhar – la plus haute référence de l’islam sunnite, là-même où Bonaparte avait célébré au milieu des oulémas psalmodiant les versets du Coran, la naissance du Prophète – est profanée. Elle devient par la suite un haut lieu de la résistance aux Français.

Correspondance avec Ghaleb Ibn Musaid, gardien des haramayn

De son côté, le général français comprend que son rêve d’une République islamique tombe à l’eau. Il change de tactique. « Quand il devint évident pour Bonaparte que sa force était insuffisante pour s’imposer d’elle-même aux Égyptiens, il essaya de faire interpréter le Coran en faveur de la Grande Armée par les imams, cadis, muftis et oulémas locaux. Dans ce but, les soixante oulémas qui enseignaient à Al-Azhar furent invités à son quartier général, tous les honneurs militaires leur furent rendus, puis il leur fut permis d’être flattés par l’admiration de Bonaparte pour l’islam et Mahomet, par son évidente vénération pour le Coran, qu’il paraissait connaître familièrement », explique le penseur palestino-américain Edward W. Said dans son célèbre ouvrage L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident. En vain.

La politique musulmane de Bonaparte ne se limite d’ailleurs pas à l’Égypte, quand bien même celle-ci est dominante. Le général français implique également le Hedjaz dans sa stratégie politique, et ce dès l’entame de l’expédition. Une fois au Caire, il correspond avec le grand chérif Ghaleb Ibn Musaid, le gardien des haramayn, Médine et La Mecque, les deux lieux saints de l’islam. Il va par tous les moyens tenter « d’affirmer l’autorité religieuse indépendante du chérif de La Mecque et d’essayer de l’élever en contre-pouvoir du calife de Constantinople », note Henry Laurens.

Alliance avec les wahhabites contre la Sublime Porte

Le Français va même chercher l’alliance des wahhabites : en 1803, il charge l’orientaliste Louis Alexandre Olivier de Corancez d’entrer en contact avec le chef des Ibn Saoud, le chérif Saoud Ibn Abdelaziz. Une façon pour lui d’affaiblir la Sublime Porte en attisant l’islam arabe contre l’islam turque.

En cela, le général français est en avance sur son temps puisque cette scission entre les deux islams s’inscrira dans les luttes indépendantistes du XXe siècle. Et parce qu’il reste un homme d’action, il lance dès 1799 une campagne en direction du bilad al-sham (la Syrie historique et la Palestine), toujours dans le but de soulever les Arabes contre la présence ottomane qui dure depuis le XVIe siècle. Ce sera toutefois un échec.

Le rêve d’instaurer un islam républicain en Égypte ne sera pas non plus en vrai succès. À partir d’Al-Azhar va se structurer une résistance aux Français, et la contre-propagande turque va porter ses fruits auprès de la population, qui finira par ne voir dans les Français que des envahisseurs chrétiens, ennemis de l’islam.

« Un Mahomet d’Occident », dixit Victor Hugo

En août 1799, Bonaparte, que les nouvelles venues de France inquiète de plus en plus, quitte l’Égypte hâtivement et transmet le commandement à Kléber. Cela ne marque toutefois pas la fin de la relation du futur empereur avec l’islam. Goethe et Victor Hugo voient juste quand ils baptisent respectivement Bonaparte « der Mahomet der Welt » et « un Mahomet d’Occident », tellement l’émerveillement de l’officier français est grand pour le prophète d’Allah.

Conquérant lui-même, Bonaparte voit dans le Prophète un meneur d’hommes qui a su constituer un empire. Quant à son intérêt pour l’islam, il mêle une vraie sincérité et sans doute une dose d’opportunisme. Ne déclarait-il pas devant le Conseil d’État, le 1er août 1800 : « C’est en me faisant catholique que j’ai gagné la guerre en Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple juif, je rétablirais le Temple de Salomon. »

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