Qui était Mohamed Ali El Hammi, père du syndicalisme tunisien ?

Le 6 avril 1968, il y a 56 ans, la dépouille de Mohamed Ali El Hammi était rapatriée à Tunis avec tous les honneurs. Retour sur le parcours de celui qui fut, bien avant son illustre successeur, Farhat Hached, le véritable père fondateur du syndicalisme tunisien.

Le retour à Tunis de la dépouille de Mohamed Ali El Hammi, le 6 avril 1968. © Collection Mohamed Hamdane

Le retour à Tunis de la dépouille de Mohamed Ali El Hammi, le 6 avril 1968. © Collection Mohamed Hamdane

Publié le 6 avril 2024 Lecture : 6 minutes.

À Berlin, beaucoup pensent aujourd’hui que la rue Mohamed-Ali est dédiée au boxeur Cassius Clay, qui s’était rebaptisé ainsi en devenant musulman. Erreur compréhensible, mais erreur tout de même : la rue de la capitale allemande porte ce nom en mémoire de Mohamed Ali El Hammi, père fondateur du syndicalisme tunisien, qui a été marqué par un séjour à Berlin.

Un lieu d’exil insolite pour cet homme d’origine modeste qui a vu le jour autour de 1890 sous les frondaisons des palmiers de l’oasis d’El Hamma, non loin de Gabès (Sud-Est).

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Très jeune, il perd sa mère et suit l’enseignement de l’école coranique du village. Un bagage qui lui sera utile quand son père, en quête d’un avenir meilleur, s’installe à Tunis. Il n’a alors que 12 ans, mais la vie à la dure pousse l’adolescent à faire des petits métiers.

Premier Tunisien à obtenir le permis de conduire

Il sera tour à tour garçon de course, marchand de beignets, avant d’être le premier Tunisien à obtenir le permis de conduire. Un sésame qui lui permettra de sortir du lot, de satisfaire sa curiosité naturelle et d’accomplir un parcours éclectique, mais hors du commun.

Brun, mince, émacié, presque sec, comme le sont souvent les gens du Sud, Mohamed Ali aura toujours l’allure d’un tout jeune homme au regard profond, attentif, comme étonné du monde, même au moment où il fera face à l’injustice.

Le gamin de l’oasis grandit dans un pays qui fait l’expérience du réformisme, sur fond d’installation d’un protectorat qui avait neuf ans à sa naissance. Une fin de siècle où Tunis devient un carrefour cosmopolite. Mohamed Ali en profite : son précieux permis de conduire lui permet de proposer ses services comme chauffeur à des représentations diplomatiques.

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Il sera engagé par le consulat d’Autriche et affinera sa connaissance de l’allemand, du français et de l’italien. Un capital qui va lui permettre de mieux appréhender un monde en mutation.

L’ami de Tahar Haddad et d’Abou el-Kacem Chebbi

À Tunis, il se lie d’amitié avec Tahar Haddad, un autre fils d’El Hamma, qui s’est aussi installé dans le faubourg de Bab el-Jazira, la porte Sud de la médina. Ils ont en commun une grande curiosité intellectuelle et la conviction d’une nécessaire émancipation.

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Tahar Haddad sera l’un de ses compagnons de route, avec le poète Abou el-Kacem Chebbi. Tous trois sont porteurs d’audace, à la fois modestes et plein d’assurance. Comme des météores, ils s’éteindront avant d’avoir atteint leurs 40 ans et laisseront des œuvres essentielles qui, comme une traînée lumineuse, vont baliser la métamorphose de la Tunisie vers la modernité.

Une construction dans les convulsions d’un XXe siècle agité à laquelle chacun participera à sa manière, quitte à être, comme Tahar Haddad, ostracisé jusqu’au dénuement pour avoir été un fervent promoteur de l’autonomisation de la femme tunisienne.

Sur le chemin réformiste, les deux amis ont d’abord été précurseurs du mouvement syndical tunisien. Des idées de justice sociale que Mohamed Ali El Hammi a découvertes dans le Berlin des années folles pendant un entre-deux-guerres où il est en prise directe avec la mutation du monde occidental, entre empires fracassés et courants révolutionnaires.

Rencontre avec les Jeunes-Turcs

Il avait ressenti les prémices de ces changements en entrant au service d’un officier ottoman, Enver Pacha, qu’il accompagne dès 1911 en Libye, puis à Constantinople, où il noue des amitiés au sein du mouvement des Jeunes-Turcs, qui l’introduisent dans les milieux révolutionnaires berlinois.

Dans l’ancienne capitale de l’empire allemand devenue le creuset de nombreux courants politiques, le jeune homme entreprend, en 1920, des études en économie politique à l’université Friedrich-Wilhelm. Il fréquente – comme le journaliste et réformiste tunisien Ali Bach Hamba ou l’historien et homme politique libanais Chakib Arslan – le Club d’Orient, une association devenue une tribune des idées panislamiques promues par les Jeunes-Turcs, dont Enver Pacha, pour lutter contre la colonisation.

Berlin est un temps fort dans le parcours de Hammi, qui y trouve finalement une cohérence à sa destinée. Également séduit par la Ligue spartakiste, menée par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, il retient l’idée de l’accès au pouvoir des conseils ouvriers autant qu’il voit un grand intérêt à l’organisation de coopératives agricoles.

Il réalise ainsi une symbiose entre le nationalisme arabe et une sensibilité radicale. Mais à la mort d’Enver Pacha, en 1922, Mohamed Ali est contraint d’abandonner ses études faute de ressources financières.

Soutenu par l’Internationale communiste

C’est un homme définitivement engagé, fort de positions anticoloniales radicales, qui regagne Tunis en mars 1924. Il met d’abord à profit ses connaissances en économie pour créer, selon le modèle allemand, une coopérative de produits agricoles du producteur au consommateur, offrant à une population largement précaire une alternative aux circuits traditionnels sous contrôle des autorités coloniales.

Une initiative dont il sera président du comité de gestion et qui est aussitôt perçue comme hostile à la France, mais qui a peu de marge de manœuvre pour gommer les différences sociales d’une population hétérogène, qui vit concrètement la lutte des classes. Le projet dérange, d’autant que Mohamed Ali, convaincu que l’économique doit précéder le politique, étudie l’extension de son projet aux secteurs industriel, commercial et financier.

Dans cet élan collectif, Mohamed Ali participe à un comité de soutien à une grève de dockers à Bizerte (Nord) qui bénéficient de l’appui du mouvement communiste naissant, représenté par la Section fédérale de l’Internationale communiste de Tunis (SFIC de Tunis), née en 1921 après le Congrès de Tours, qui, en France, avait donné lieu à une scission entre la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO, socialiste) et la Section française de l’Internationale communiste (SFIC, qui donnera naissance au Parti communiste français). Il confirme alors sa ligne anticolonialiste.

Parallèlement, l’idée d’une centrale syndicale autonome s’impose à Hammi et à ses camarades, parmi lesquels Mahmoud Kabadi, Mohammed Ghannouchi, Tahar Haddad et Béchir Fallah.

El Hammi secrétaire général de la CGTT

Mohamed Ali El Hammi, secrétaire général de la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT), le premier syndicat tunisien, qu’il a créé en 1924 (ici à Tunis la même année). © Archives Jeune Afrique

Mohamed Ali El Hammi, secrétaire général de la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT), le premier syndicat tunisien, qu’il a créé en 1924 (ici à Tunis la même année). © Archives Jeune Afrique

Le 3 décembre 1924, ils fondent le premier syndicat tunisien, la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT), dont il est désigné secrétaire général. Une démarche qui déplait au parti du Néo-Destour, qui plaide alors pour le regroupement des forces nationales, et bien sûr aux autorités coloniales et à la Confédération générale du travail (CGT), qui dénonce une tentative de diviser le mouvement ouvrier.

Avant d’être rapidement interdite par les autorités coloniales, la toute jeune centrale entame une tournée à l’intérieur du pays, principalement dans la région minière de Metlaoui (Sud-Ouest).

La provocation de trop pour les représentants de la métropole. Le 12 janvier 1925, Mohamed Ali El­ Hammi est convoqué par la Direction de la sûreté où, entre autres allégations, on lui reproche d’avoir cité des versets du Coran et de conduire par conséquent un mouvement religieux.

« Vous devez comprendre que la France est tout dans ce pays », lui assène l’enquêteur, qui le soupçonne d’avoir des accointances avec l’Allemagne. Mais Mohamed Ali nie et persiste : « Vous me demandez la dissolution de la CGTT. Celle-ci n’est pas ma propriété privée, c’est un droit des travailleurs et ils sont seuls juges. »

Le camarade Jean-Paul Finidori

L’intimidation ne prend pas ; Mohamed Ali et ses camarades, dont Mokhtar el-Ayari, Ali Karoui et Jean-Paul Finidori, dirigeant communiste, sont inculpés pour « complot contre la sûreté de l’État ». En novembre 2025, ils sont condamnés à un bannissement de dix ans qui sera mis en exécution dans la semaine. Ils sont envoyés en Italie, d’où ils seront expulsés.

Débute alors une ultime étape d’errance assez obscure. Il passe par la Turquie, s’installe à Alexandrie, en Égypte, puis en Arabie saoudite, où il aurait été chauffeur de transport collectif jusqu’à sa mort, dans un mystérieux accident de voiture, le 10 mai 1928, à Ouadi El Monjiba, entre Djeddah et La Mecque.

Certains ont évoqué un assassinat téléguidé par les Saoud qui, venant de chasser les Hachémites, ne veulent pas entendre parler d’opposition et de mouvement syndical. Rien de cela n’est prouvé, mais on imagine mal Mohamed Ali El Hammi se contenter de conduire des véhicules dans le Hedjaz. Il faudra attendre presque quarante ans pour que, le 6 avril 1968, sa dépouille soit rapatriée en Tunisie et mise en terre à El Hamma.

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