Dominique Sopo : « Le rejet d’Aya Nakamura est fondé sur le racisme »
Le président de SOS Racisme revient sur la polémique autour de la possible prestation de la chanteuse Aya Nakamura lors des Jeux olympiques de Paris. Il estime que cela témoigne d’une France malade de son extrême-droitisation.
Parfait inconnu en 2003 lorsqu’il remplace le très médiatique Malek Boutih à la tête de SOS Racisme, Dominique Sopo incarne désormais l’organisation – même s’il l’a quittée en 2012 avant de revenir deux ans plus tard. À 47 ans, l’enseignant en sciences économiques passé par le Mouvement des jeunes socialistes (Unef-Id) se pose en pétitionnaire invétéré, jamais en retard d’un combat.
À son actif, notamment, les fameux « Touche pas à mon ADN », afin de protester contre l’instauration des tests génétiques dans le cadre du regroupement familial, et « Vous n’avez pas honte », à l’adresse de François Hollande, en réaction à l’idée de déchéance de la nationalité. L’auteur de La Grande peur des belles âmes (Grasset, 2014) s’exprime au sujet de « l’affaire Aya Nakamura« .
Jeune Afrique : En France, des voix se sont élevées pour protester contre la potentielle prestation de l’artiste Aya Nakamura lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris. Comprenez-vous cette levée de boucliers?
Dominique Sopo : On sait d’où elle est partie. C’est une polémique qui a été construite, ou amplifiée, par des réseaux clairement d’extrême droite. On a très bien à l’esprit, par exemple, la banderole du groupe identitaire Les Natifs qui, par son partage sur les réseaux sociaux, a déclenché – ou a contribué à renforcer – les avalanches de commentaires désobligeants vis-à-vis d’Aya Nakamura. C’est du racisme, eu égard à l’identité politique de ceux qui sont à la manœuvre – les Identitaires, les Reconquêtes, le Rassemblement national – et à la nature de leurs propos. Quand on dit : « Aya Nakamura, ici c’est Paris, c’est pas le marché de Bamako », cela induit qu’elle serait illégitime à représenter la France. Donc oui, ces voix sont clairement racistes.
Que dit-elle de la France aujourd’hui, cette levée de boucliers ?
Elle dit qu’en France, l’extrême droite, avec malheureusement un certain succès, arrive à pourrir le débat public autour des thématiques de la malveillance raciste. Cette polémique ne fait que renforcer en interne des tensions. Car on voit bien la construction constante d’une forme d’illégitimité à représenter la France si on est noir. Cela en donne une image déplorable à l’international. La France s’apprête à accueillir le monde entier pour les JO, mais des groupes actifs y expliquent qu’on n’est même pas capables de considérer des noirs comme des Français à part entière. Marine Le Pen estime que choisir cette artiste serait une humiliation pour la France ? Je lui réponds ceci : « Madame Le Pen, la France n’est pas humiliée par les Noir(e)s, elle est humiliée par les racistes. »
Il y a eu des précédents, avec notamment le rappeur Youssoupha dont la chanson, jugée polémique, accompagnait l’annonce de la liste des footballeurs sélectionnés pour l’Euro 2021.
On était allé exhumer un mot dans une chanson qu’il avait chantée des années auparavant pour l’accuser de ne pas aimer la France et le juger illégitime à la représenter. On a eu le cas aussi avec Black M, en 2016, qui devait chanter à Verdun dans le cadre des cérémonies du centenaire de la Grande Guerre. Et ce concert avait été annulé, là aussi, du fait de l’action notamment de forces politiques d’extrême droite. Marion Maréchal, déjà, était à la manœuvre. On pourrait aussi citer Jessy Matador, qui a représenté la France lors de l’édition 2010 de l’Eurovision. Le chanteur d’origine congolaise avait même reçu des menaces de mort.
On reproche à Aya Nakamura de déconstruire la langue française…
C’est un masque grossier des raisons de ce rejet fondé sur le racisme. Il était dit qu’Aya Nakamura chanterait Édith Piaf. Quel est le rapport entre ses chansons et celles d’Édith Piaf ? Si encore on s’opposait au fait qu’Aya Nakamura chante ses propres chansons, qu’on peut ne pas aimer…
À travers ce procès en « déconstruction de la langue », ce qui est dit de façon symbolique, c’est qu’Aya Nakamura déconstruit la France. Et on est là sur les questions du grand remplacement, d’une forme de sauvagerie, d’une culture qui disparaîtrait du fait de personnes d’origine immigrées. Donc on voit bien symboliquement ce sur quoi joue l’extrême droite – ou même une partie de la droite d’ailleurs – lorsqu’elle prétend contester Aya Nakamura parce qu’elle mélangerait dans ses chansons des mots de différentes origines, emploierait une syntaxe douteuse….
Ils sont nombreux les artistes qui utilisent des mots d’argot, des onomatopées, du verlan… La langue française est une langue vivante, c’est ce qui fait sa force. Et elle emprunte à l’italien, à l’arabe, à l’espagnol, au gaulois – même s’il n’y a quasiment plus de gaulois dans notre langue. Elle peut aussi emprunter au bambara, elle s’en remettra parce qu’elle est une langue vivante.
Dans une tribune, l’anthropologue et ethnologue français Jean-Loup Amselle pointe un « racisme de bon aloi », qui s’exprimerait ainsi : on ne peut plus rien critiquer, sinon on est taxé de raciste.
Je pense qu’on a très bien compris quel est le fond de la polémique, il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles. Cette fois, de nombreux artistes et personnalités s’en sont offusqués. L’extrême droite a plutôt raté son coup, me semble-t-il, puisque à ce stade, ça finit par se retourner contre elle. Et qui, en France, ne peut plus rien dire, de peur d’être taxé de raciste ? Ces gens peuvent dire plein de choses, et ils ne s’en privent pas.
Ils ont même des chaînes de télévision dédiées, à l’instar de CNews, un véritable écosystème médiatique fondé sur le racisme et, j’ose le dire, sur le déploiement du racisme, leur ambition étant de faire en sorte que cela gangrène la société. Bien que les propos de ces gens, majoritairement racistes, ne tombent pas directement sous le coup de la loi, parce qu’ils n’ont pas le courage de l’exprimer clairement, on sait quel est le fond de leur pensée et on a le droit, en retour, de les critiquer. Pour eux, Aya Nakamura est une noire illégitime qui n’est pas digne de représenter la France. C’est marrant, chaque fois qu’on parle de nous, c’est toujours avec une dureté malveillance.
À quelques semaines des élections européennes, le Rassemblement national est au plus haut dans les sondages. Comment l’expliquez-vous ?
La droitisation, voire l’extrême-droitisation, de la France est de plus en plus forte. Cela s’explique d’abord par le fait que les combats pour l’égalité sont des combats de longue haleine, qui entraînent aussi des résistances. Quand la lutte pour l’égalité progresse, il y a toujours, à un moment donné, des forces politiques qui se braquent, essayent de dire que cela va trop loin, que c’est le début de la fin de notre civilisation, etc. Les progrès produisent donc, en réaction, des formes de crispations extrêmement puissantes que des forces politiques vont réussir à capter. Là, on est sur l’extrême droite.
Le drame réside sans doute dans le fait que, aujourd’hui, ces forces politiques d’extrême droite ne sont pas confrontées à des contre-forces de niveau suffisant, capables de les contrer, de proposer quelque chose d’autre qu’un simple « on est contre l’extrême droite ». Il faudrait avoir sur le pays un discours mettant en évidence ce que nous avons à partager de positif, de non-raciste, un discours mobilisateur. Or, non seulement les forces politiques actuelles en sont incapables, mais, de surcroît, elles cèdent aux diktats de l’extrême droite et finissent par valider ce qu’ils disent.
Faites-vous allusion à la dernière loi immigration ?
Nous l’avons constaté : le gouvernement a validé en grande partie les obsessions de l’extrême droite. Parce que, finalement, ce projet de loi immigration dit une chose : « On répond à vos angoisses sur le grand remplacement. » On en vient même à vous expliquer que la priorité dans ce pays serait d’expulser des clandestins. Et, à partir du moment où l’institutionnel ou le reste de la classe politique reprend à son compte les idées de l’extrême droite, ils ne gagnent pas l’électorat de l’extrême droite, mais ils valident ce qu’il y a dans son imaginaire et ne font que la renforcer.
Quelle est la part de responsabilité des organisations antiracistes dans la droitisation de la France ? En avez-vous fait assez ? Est-ce un combat qui passionne de moins en moins les jeunes ?
Le problème ne se pose pas en ces termes. Lorsque l’on constate une augmentation de la pauvreté, on ne demande ni à la Fondation Abbé Pierre ni aux Resto du Cœur quelle est leur part de responsabilité dans cette situation. Ceux qui luttent font comme ils peuvent. La question est plutôt celle de la réception, par la société, de ces combats, de la manière dont les organisations qui s’engagent essayent de les conduire. Il pourrait à cet égard y avoir une « responsabilité » de SOS Racisme sur sa capacité à faire vivre ou pas le débat.
Vous luttez, mais les extrêmes progressent.
On note des tendances lourdes qui dépassent d’ailleurs la France, une forme d’inquiétude des populations sur un monde (l’Occident en particulier), qui devient très angoissant. C’est pour cette raison que l’extrême droite progresse partout en Europe et même aux États-Unis, avec Trump. La lame de fond, c’est que l’Occident ne domine plus le monde et cela crée manifestement de grandes angoisses qui se traduisent par cette obsession du débat public autour du retour des frontières ou du refuge dans un passé fantasmé.
Évidemment, cela peut aussi concerner les jeunes générations. En France, on voit bien leur attrait pour des politiques comme Jordan Bardella, même si ce n’est pas tout à fait nouveau – contrairement à ce qu’on croit, les jeunes ont toujours voté à peu près comme le reste de la population, voire un peu plus pour l’extrême droite. Cette jeunesse est aussi saisie par diverses angoisses, dont celle générée par la crise climatique, et l’extrême droite apporte des réponses rassurantes en donnant l’illusion d’un retour de la domination de son environnement à travers une logique de racisme, de préservation de ce que serait une culture intangible, qui ne bouge pas, ce qui change ayant l’air mortifère.
Comment réagissez-vous à la victoire annoncée du Rassemblement national aux élections européennes ?
Je pense, là aussi, que c’est à replacer dans un contexte plus européen. Cela doit être l’occasion aussi de tirer un signal d’alarme en faisant le constat que la droitisation de la vie politique française, qui a été accompagnée par le pouvoir en place à travers la loi immigration, mène inexorablement à un renforcement de l’extrême droite.
Si ceux qui représentent les institutions et les partis politiques cessaient de courir derrière les thématiques, les idées, les imaginaires de l’extrême droite, en espérant capter une partie de son électorat, et reprenaient un peu le combat politique sur des bases qui sont celles de la République telle que nous, nous l’entendons – Liberté, égalité, fraternité, évidemment -, nous n’en serions sans doute pas là. En tout cas, c’est la façon, incontournable, me semble-t-il, de lutter contre l’extrême droite. Encore une fois, on ne la combat pas en reprenant ses idées. Toutes les études montrent que lorsque l’on court après un adversaire, on le renforce.
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