En Tunisie, une Assemblée pas si acquise que ça à Kaïs Saïed

Un an après le démarrage de ses travaux, le 3 mars 2023, l’heure est au bilan pour l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Mais aussi à une certaine crispation entre l’exécutif et le législatif.

L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en session plénière, le 20 novembre 2023. © ARP/SIPA

L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en session plénière, le 20 novembre 2023. © ARP/SIPA

Publié le 19 mars 2024 Lecture : 5 minutes.

À peine une année de législature pour l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) issue des élections législatives de décembre 2022, et l’heure est déjà à la critique. De l’ARP elle-même, mais aussi de sa présidence et de ses travaux. Il faut dire que cette instance représentative dont le rôle est détaillé dans la Constitution de 2022 marque une rupture avec ce que furent les organes législatifs précédents en Tunisie. Le principal changement résidant dans le fait que la nouvelle institution ne représente plus un « pouvoir » mais une « fonction ». Législative et de contrôle en l’occurrence.

L’ARP version 2022 est issue d’un scrutin uninominal, comme le rappelle le député Maher Ketari, qui précise que les élus qui la composent n’ont ainsi plus l’appui d’un parti, et ne peuvent plus bénéficier du travail d’équipes solides comme cela pouvait être le cas auparavant.

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L’hémicycle, par ailleurs, manque de moyens selon l’élu de la circonscription de Carthage-Sidi Bou Saïd-La Marsa. Et l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) n’a pas pourvu les sièges vacants faute d’avoir anticipé les difficultés de parrainages dans les circonscriptions lointaines, comme l’Afrique ou l’Océanie. Résultat : depuis un an, 7 sièges sur 161 restent à pourvoir.

15 initiatives d’élus et 1 000 questions écrites

Cela n’a pas empêché le Parlement d’avoir un meilleur rendement durant cette première année que pendant les périodes précédentes, assure Dhafer Seghiri, élu de la circonscription du Bardo, qui défend le bilan de l’ARP et souligne que 15 initiatives des élus sont en débat au niveau des commissions, mais aussi que plus de 1 000 questions écrites ont été soumises aux membres du gouvernement.

Il estime que les interventions des députés ont permis une amnistie fiscale qui n’était pas prévue dans la loi de finances 2024 et insiste sur le travail effectué en coulisses avec le gouvernement. « Il nous faut de temps en temps faire pression comme pour le projet de loi sur les chèques sans provision dont on nous dit qu’il est prêt mais qui n’est pas parvenu à l’Assemblée », poursuit Maher Ketari, qui évoque une éventuelle initiative des parlementaires.

Kaïs Saïed rappelle à l’ordre Ahmed Hachani

Dans son récent rapport, l’ONG I Watch ne partage pourtant pas l’enthousiasme des élus. Elle dénombre 36 projets de loi adoptés, tous sur proposition de la présidence de la République, et déplore l’absence d’amendements sur d’anciennes dispositions devenues obsolètes et inutilement contraignantes.

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Une analyse qui corrobore l’impression ancrée chez les Tunisiens que l’hémicycle est assujetti à la présidence de la République. Rien d’étonnant : c’est exactement ce que dispose la Constitution, qui donne les pleins pouvoirs au président. Lequel a rappelé, le 18 mars, au chef du gouvernement, Ahmed Hachani, que « le gouvernement doit constituer une équipe homogène chargée de mettre en œuvre la politique définie par le président de la République ». Et que l’ARP, selon la loi fondamentale, est aussi l’un des rouages de cette mécanique.

Sur le plan institutionnel, il s’agit d’une véritable mise au pas. On est loin des législatures précédentes de 2011 à 2019 durant lesquelles l’hémicycle s’était distingué par son effervescence et ses excès partisans. Pour certains, cela ne semble pourtant pas suffisant. L’avocat et ancien élu Abderrazak Khallouli, soutien de Kaïs Saïed, vient ainsi de proposer un retrait de confiance à 23 députés.

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Un ballon d’essai, sans doute, en tout cas une suggestion qui laisse à penser que le chef de l’État ressent une insatisfaction à l’égard d’une Assemblée qui, pourtant, semble lui être acquise. En cause : une certaine agitation que certains élus attribuent à l’opposition qui « n’a pas participé aux législatives de 2022 mais se prépare pour la présidentielle de 2024, estime Dhafer Seghiri, qui déplore la publicité malveillante faite à l’hémicycle.

Le couac à propos d’Israël

Ce qui semble clair, c’est que depuis le couac sur le projet de loi contre la normalisation avec Israël, un froid s’est installé entre Carthage et Le Bardo, avec un président de l’Assemblée, Brahim Bouderbala, qui a réduit ses interventions médiatiques et semble faire profil bas.

Les élus pensaient pourtant faire écho aux propos du président sur la situation à Gaza en décidant de voter, le 3 novembre 2023, une loi sur la criminalisation des relations avec Tel-Aviv. Mais un appel de Kaïs Saïed a contraint Brahim Bouderbala à donner un coup de frein brutal à la plénière et d’opérer un rétropédalage qui a provoqué un imbroglio que certains députés disent ne toujours pas avoir compris.

« Cette loi pouvait avoir des conséquences sur la diplomatie tunisienne et il aurait fallu consulter le ministre des Affaires étrangères », avait alors argumenté le président de l’ARP, qui savait pertinemment que c’est le président de la République qui établit la politique étrangère du pays. La tension avait alors été telle que certains partisans du chef de l’État avaient suggéré un retrait de confiance à Bourdebala.

Brahim Bouderbala sur la sellette

Trop souvent répétée, cette idée a fini par être considérée comme une menace par les députés. Mais quelle est exactement la nature d’une telle sanction, et comment peut-elle être mise en oeuvre ?

Professeur de droit public, parlementaire considéré comme un porte-voix présidentiel, Rabeh Khraifi, qui reconnaît l’existence d’une crise entre l’exécutif et le législatif, a évoqué dans les médias la procédure complexe du retrait de confiance : « La demande de révocation d’un député, qui ne peut être faite qu’une fois durant un mandat, doit être présentée par un électeur de la même circonscription et signée par au moins 10 % des électeurs inscrits dans la circonscription. Elle doit également présenter des éléments prouvant un manque d’intégrité ou dans ses obligations parlementaires. » Cette démarche peut également faire l’objet de recours et, dans tous les cas, elle est longue.

Une nouvelle dissolution ?

Une médiation entre l’ARP et la présidence contribuerait sans doute à faire baisser la tension, mais aucun de ceux qui pourraient la mener ne semble actuellement l’envisager. La situation est même si conflictuelle que certains observateurs n’excluent pas une décision radicale, comme la dissolution de l’ARP.

« Ce n’est pas à exclure, le pays peut très bien être dirigé par décret comme en 2021 puisqu’il s’agit d’appliquer les décisions présidentielles », décrypte un politologue. Tandis qu’un ancien député suggère « une pause de deux ans, histoire que tout se décante et que l’on ait le temps de préciser les objectifs et de se donner les moyens de les atteindre ».

La même idée avait d’ailleurs circulé sous le gouvernement de Béji Caïd Essebsi en 2011 avant la décision d’aller vers une Constituante. Mais la situation de 2024 est bien différente : une Constitution a été adoptée en 2022 mais elle ne prévoit pas les conditions de dissolution de l’ARP. « Sans oublier l’absence de Cour constitutionnelle », rappelle un professeur de droit constitutionnel qui estime qu’« en l’état actuel des choses, tout est possible, mais qu’il faut savoir raison garder quand un seul homme est au commandes ».

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