Après la Tunisie, « c’est Gaza qui représente aujourd’hui la résistance à la domination »

Le pays a été, en 2011, porteur des valeurs de justice et de dignité humaine. Désormais c’est Gaza qui en est le symbole. Et si beaucoup s’interrogent sur l’attitude de certains États – occidentaux, mais aussi arabes – dans le conflit, la Tunisie elle-même n’échappe pas aux remises en question, parfois difficiles.

Manifestation de soutien aux Palestiniens de Gaza, à Tunis, le 25 novembre 2023. © Yassine Gaidi / Anadolu via AFP

Manifestation de soutien aux Palestiniens de Gaza, à Tunis, le 25 novembre 2023. © Yassine Gaidi / Anadolu via AFP

Publié le 23 mars 2024 Lecture : 7 minutes.

ENTRETIEN AVEC NEDRA BEN SMAÏL (2/2) – Le 2 mars 2024, l’Association de formation à la psychanalyse et d’échanges cliniques (Afpec) a organisé avec ses membres, des professionnels exerçant en Tunisie, un atelier intitulé « Ce que Gaza nous apprend de nous-mêmes ». Ces spécialistes ont eu l’idée après avoir constaté qu’à mesure que le conflit, entamé le 7 octobre 2023 lors de l’attaque meurtrière du Hamas, s’éternisait et que l’offensive israélienne contre le territoire palestinien se faisait plus meurtrière et impitoyable, le sujet revenait de plus en plus fréquemment dans leurs échanges avec leurs patients.

Après avoir détaillé, dans la première partie de cet entretien, les peurs et les angoisses que réveillent chez les patients les images terribles de Gaza, et avoir évoqué l’évolution de l’image que leurs patients se font des pays occidentaux, la présidente de l’Afpec, Nedra Ben Smaïl, détaille dans cette seconde partie ce que provoque les événements en Palestine chez les Tunisiens, le regard qu’ils portent sur leur propre pays, sur leurs compatriotes et sur leur lien à la cause palestinienne.

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Jeune Afrique : Nous avons évoqué les questionnements intimes que le conflit à Gaza provoque chez les Tunisiens, leur regard qui change sur certains pays, notamment occidentaux. Mais qu’en est-il de leur rapport avec leur propre pays ?

Nedra Ben Smaïl : Lorsque l’Afrique du Sud a engagé des poursuites contre Israël, une question nouvelle s’est imposée aux Tunisiens : quand la Tunisie a-t-elle cessé d’être un pays d’Afrique du Nord pour devenir un pays du Maghreb arabe ? Tout à coup, le mot « Afrique » réapparaît dans l’imaginaire. Cette question est intéressante parce qu’elle sous-tend une déconstruction identitaire. La Tunisie redeviendrait africaine plutôt que maghrébine. Rappelons-nous qu’au lendemain de l’indépendance, au début des années 1960, c’est ainsi que [Habib] Bourguiba avait défini la jeune République tunisienne qui avait autrefois donné son nom au continent !

La Palestine a opéré une césure dans ce qui fait l’arabité. La solidarité des Tunisiens avec les Palestiniens ne se fait plus au nom du monde arabe ou de la religion, mais au nom de l’anticolonialisme et de la résistance à la domination. La question coloniale est revenue au premier plan alors qu’elle semblait réglée depuis longtemps. Peut-être que ces questionnements sont propres à la jeunesse tunisienne et qu’ils sont en lien avec la révolution de 2011 qui a inscrit psychiquement la possibilité de renverser les rapports de pouvoir. Les Tunisiens ont, à l’époque, éprouvé la puissance du collectif contre la dictature. Les effets psychiques de la révolution restent vivaces, indépendamment du tour de vis actuel sur les libertés. Je dirais même que Gaza est venu réactualiser ce mouvement psychique de désaliénation et de refus de se laisser déterminer par l’autre. L’affaire palestinienne est en quelque sorte une affaire tunisienne.

Entre les liens historiques qu’a la Tunisie avec la cause palestinienne, la révolution et une décennie de vécu effectif de démocratie, avec une rue qui a fait infléchir les différents pouvoirs qui se sont succédé et fait notamment céder le pouvoir islamiste, le rapport des Tunisiens à la toute-puissance s’exprime peut-être différemment qu’ailleurs.

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En 2011, la Tunisie a été, pour le monde entier, le pays porteur des valeurs de justice et de dignité humaine. Aujourd’hui, c’est Gaza qui représente le signifiant universel de résistance contre la domination. L’image du Palestinien assis nu face à un soldat surarmé est en ce sens éloquente. L’immolation de ce soldat américain qui, le 25 février dernier, s’est donné la mort devant l’ambassade d’Israël à Washington pour protester contre la situation à Gaza n’est pas sans nous rappeler l’immolation de Mohamed Bouazizi, une accusation radicale d’un système d’oppression qui broie les individus. Ces actes dramatiques indiquent sans équivoque de quel côté se situe l’indignité.

Diriez-vous que la situation à Gaza réveille les consciences en Tunisie ?

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La tragédie palestinienne prend place chez les Tunisiens dans la continuité de leur histoire récente depuis la révolution en 2011. C’est un accélérateur de conscience politique, qui va dans le sens de l’éveil du sujet politique. Une jeune femme disait qu’autrefois, lorsqu’elle faisait du shopping dans les magasins sous enseignes européennes, elle ne se posait pas la question de savoir si cette marque soutenait la politique d’occupation d’Israël, si les produits étaient fabriqués par les enfants Ouïghours, ou si cela nuisait à l’environnement. Aujourd’hui, elle ne peut plus occulter ces questions. D’ailleurs, en Tunisie, le boycott des marques stigmatisées par le mouvement BDS, et qui sont présentes dans les territoires occupés, a des effets tangibles et ne s’est pas essoufflé.

Cette intersectionnalité de la pensée a été précipitée par le sort des Palestiniens et le soutien aveugle à Israël de la majorité des pays occidentaux. Les jeunes questionnent le capitalisme, sont interpelés par les nouvelles formes de colonisation économique des multinationales qui exploitent les pays pauvres, ils sont attentifs aux pays qui fournissent des armes à Israël. C’est cela qui ressort de la parole des patients que nous accueillons en analyse : une « extension » de la pensée politique et le refus de se laisser décider ou penser par l’autre.

Le massacre à Gaza oblige à un franchissement psychique qui s’accompagne d’une nouvelle réflexion critique, d’une recomposition des communautés aidée par les réseaux sociaux et qui redistribue la carte des alliances autour des affinités de pensées. Gaza est devenu le nouveau marqueur anthropologique de notre rapport au monde, de notre positionnement vis-à-vis des discriminations. Selon la façon dont on qualifie le massacre de Gaza, nous nous intégrons à de nouvelles communautés qui ne se laissent pas saisir par les paradigmes classiques : arabes, musulmans, méditerranéens, ou maghrébins.

Comment les questions identitaires trouvent-elles leur place et s’inscrivent-elles dans ces interrogations ?

Une patiente qui avait reçu une amie française avait mobilisé sa famille et ses ressources, pourtant limitées, pour bien l’accueillir. Quand elle-même s’est retrouvée dans la situation inverse en France, elle a noté la différence culturelle, ce qui l’a mise dans l’embarras : son amie n’a pas dégagé du temps pour elle, les repas étaient parcimonieux, l’argent était compté. Elle avait eu honte de l’effort qu’elle avait fourni autrefois pour bien recevoir son amie en visite en Tunisie. Elle s’était sentie « plouc ». En séance, et grâce au contexte actuel, elle s’est rendue compte qu’elle avait intériorisée une vision orientaliste d’elle-même, qu’elle avait porté un jugement négatif sur la conception tunisienne de l’hospitalité. En se défaisant de ce regard condescendant qui juge les modalités d’accueil comme du folklore, elle a pu redonner de la valeur aux habitudes proprement traditionnelles.

La guerre en Palestine pousse à une décolonisation psychique, à penser sa culture en dehors des référents culturels occidentaux. Jusque-là, la patiente dont je parle acceptait l’idée qu’être une « bonne arabe » revient à épouser la culture occidentale en gardant toujours à l’intérieur de soi l’idée d’une asymétrie. Participer au dénigrement de sa propre culture n’est plus acceptable, et cela a été précipité par la chute des idéaux portés jusque-là par le monde Européen.

Comment créer un espace d’hospitalité et un monde habitable dans son propre pays sans attendre de l’autre un environnement meilleur ? Comment réhabiter son monde, changer son regard sur sa propre culture ? C’est cela repenser l’arabité : intégrer la complexité de l’hétérogénéité constitutive de notre identité de Tunisiens tout en se défaisant du mépris intériorisé du colonisé. Aujourd’hui, les jeunes Tunisiens semblent plus tolérants avec eux-mêmes, leurs contradictions, la pauvreté de leur pays.

Comment les événements de Gaza affectent-ils la relation entre les Tunisiens musulmans et leurs compatriotes juifs ?

Les émeutes de juin 1967 ont été d’une grande violence pour les juifs de Tunisie. Leur écho est encore présent et c’est l’une des découvertes des récents bouleversements. On ne peut occulter les actes antisémites qui ont eu lieu alors, chauffés par les élans nationalistes. Les départs en catastrophe ont été très douloureux, d’autant que les juifs tunisiens n’ont pas été si bien accueillis ailleurs.

L’acharnement d’Israël contre les Palestiniens révolte les Tunisiens, parce que s’ils ont conscience de la présence de l’antisémitisme en Tunisie, c’est l’Europe qui a produit les chambres à gaz et les pogroms. Les paroles des patients témoignent d’une certaines fraternité avec leurs concitoyens juifs, ils font peu d’amalgames avec les Israéliens. Ils sont reconnaissants envers ceux qui n’ont pas renoncé à leur tunisianité. Ceci est à mettre en lien avec l’immense succès qu’a eu l’an dernier en Tunisie le film de Yassine Redissi, Je reviendrai là-bas, qui raconte la blessure des juifs tunisiens exilés dans les années 1960 et leur attachement à une Tunisie vécue comme un paradis perdu. Émerge aujourd’hui, de façon timide mais réelle, un besoin de préserver des liens fragilisés par le contexte actuel.

À votre sens, quels changements durables le conflit actuel en Palestine laissera-t-il ?

Si, avant le 7 octobre, la cause palestinienne était parfois un outil de propagande au service des dictatures, on ne peut plus dire cela aujourd’hui. L’indignation n’est pas portée par l’identité commune arabo-musulmane, mais au nom des valeurs de justice et de lutte des peuples colonisés, asservis par un occident tout-puissant. L’extension au monde entier de l’indignation vis-à-vis du massacre des Palestiniens montre bien que les prises de position relèvent plus d’une question morale et éthique. Dans chaque crise de civilisation, il y a quelque chose qui nous sort de la passivité intellectuelle, un point de bascule psychique qui oblige à se repenser et se réinventer. Les Tunisiens sont orphelins d’un monde auquel ils ne croient plus et en attente d’un pays qui n’est pas encore advenu.

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