« En pleine mer », un documentaire à bord de l’Ocean Viking
Tourné au plus près des humanitaires venant en aide aux migrants, ce film montre les limites d’une politique migratoire où le contrôle des frontières a été délégué à la Libye.
« Chaque jour, en Méditerranée centrale, des exilés tentent de fuir la Libye à bord d’embarcations de fortune. Cette route migratoire est la plus meurtrière au monde. Plus de 20 000 femmes, hommes et enfants y ont trouvé la mort entre 2014 et 2022 ». Ainsi s’ouvre le documentaire signé Muriel Cravatte, déjà à l’origine d’un film consacré à la question migratoire, Demain est si loin (2020), qui filmait le long périple des exilés pour rejoindre, par des itinéraires de montagnes dangereux, la frontière franco-italienne.
Dans En pleine mer, dont la diffusion est prévue le 26 mars sur France 3 et France.tv, la réalisatrice s’intéresse au travail mené par les équipes de l’ONG SOS Méditerranée qui affrète, depuis 2019, l’Ocean Viking. Cet imposant bateau de sauvetage, financé à 90% par des dons privés, de particuliers ou d’entreprises, vient en aide aux migrants, principalement originaires d’Afrique subsaharienne, qui se retrouvent souvent immobilisés au large des côtes libyennes par manque de gazole.
« Les nations ne prennent pas leurs responsabilités »
Caméra embarquée, on suit deux opérations de sauvetage, sans impudeur ni sensationnalisme, au plus près des coordinateurs de sauvetage et sauveteurs, toutes nationalités confondues. À bord, on entend parler italien, anglais, français… Au total, environ 25 humanitaires, incluant aussi des médecins, sages-femmes et infirmières recrutés en partenariat avec la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), sont mobilisés pour des missions post-sauvetage, afin d’apporter du soin, de l’aide psychologique, de distribuer de la nourriture, des vêtements, des produits d’hygiène et transmettre des informations.
« Les nations ne prennent pas leurs responsabilités pour porter secours, c’est pour cela qu’on est là. Pour vous emmener dans un endroit sûr, où vos droits sont respectés », rappelle une humanitaire en pointant le manque de sauvetages étatiques, devant les quelque 387 passagers secourus. Parmi eux, 150 mineurs incluant des tout-petits, apprend-on. C’est aussi la réalité des conditions de la traversée que la réalisatrice documente. « Les personnes à bord souffrent de la chaleur, de l’humidité. On n’a pas assez de couchages ni de couvertures », entend-t-on de la bouche d’un médiateur culturel. Et celle de la longue attente avant de trouver un port sûr, en Italie, pour débarquer les passagers. Un long processus sur fond d’imbroglio diplomatique qui aboutira au terme de neuf demandes.
Combattre l’effacement des femmes
Dans ce documentaire de création – le récit fusionne deux rotations du bateau pour retranscrire les conditions d’une traversée d’un mois – mêlant scène de vie et témoignages, la réalisatrice a fait le choix de faire témoigner les concernés, les femmes particulièrement. Une parole rare et précieuse, retranscrite face caméra. « J’ai une approche différente des méthodes journalistiques. J’ai expliqué pourquoi j’étais là, en posant d’abord ma caméra. On a eu de longs moments d’échanges avant que je filme pour établir un lien de confiance, avec le consentement des personnes interrogées », précise la documentariste qui a passé deux mois à bord du navire-ambulance.
« C’était mon intention de donner de la visibilité aux femmes, qui sont souvent effacées dans le discours sur la migration. D’où ces scènes dans le women shelter, qui est un lieu de vie, d’échanges, de décompression, mais pas un lieu de confidence entre les femmes. Elles parlent de la Libye, c’est leur référent commun, mais pas dans la confidence. Je voulais les inscrire dans quelque chose de plus intime, concède-t-elle. Et pour restituer leurs histoires singulières et à la fois systémiques dans les traumas subis dans ce pays, le face caméra m’a semblé nécessaire ».
L’une d’entre elle raconte avoir passé deux ans en Libye après avoir traversé le désert pendant trois mois, sans eau ni nourriture. Une autre relate les dangers encourus quand on y voyage seule en tant que femme. Nombre d’entre elles sont contraintes à la prostitution, quand d’autres, hommes comme femmes, subissent des détentions arbitraires, sont victimes de travail forcé, d’extorsion et de trafic humain.
L’hypocrisie européenne dans la gestion migratoire
L’objectif de l’Ocean Viking est de contourner les garde-côtes libyens pour éviter des interceptions (17 025 d’entre elles ont été recensées en 2023, selon SOS Méditerranée). « L’acharnement libyen vient justifier a minima la dizaine de millions d’euros que le pays reçoit de l’Europe (…). Un seul objectif : repérer ces gens, non pas pour les secourir, mais pour les intercepter dans les plus brefs délais et les ramener en Libye. C’est abject », déplore l’un des pilotes volontaires chargé, en coordination avec SOS Méditerranée, de repérer depuis le ciel les personnes à secourir.
À travers la voix des humanitaires, le documentaire montre ainsi l’hypocrisie de l’Europe dans la gestion migratoire. L’Union européenne délègue en effet le contrôle des frontières maritimes aux pays du pourtour méditerranéen qu’elle subventionne à hauteur de 57 millions d’euros pour son programme lié à la migration depuis la Libye, qui comprend la formation de garde-côtes – certains navires de la milice libyenne étant aussi impliqués dans ces interceptions. « C’est un fait et non une parole de militant. Le discours sur l’externalisation des frontières est cynique, et fait croire à de l’humanitaire. Mais le travail des garde-côtes est illégal, contraire aux droits maritimes et à la Convention de Genève. C’est de la non-assistance à personnes en danger », pointe Muriel Cravatte. Avec son prédécesseur l’Aquarius, l’Ocean Viking a secouru 39 000 personnes depuis 2016.
Humaniser et rendre la dignité aux personnes majoritairement réduites à des chiffres et des statistiques, voilà aussi l’intention de ce documentaire. Ainsi sont capturés des moments de vie et des notes d’espoir. « Sauvés, sauvés, sauvés », s’exclament de concert les passagers lorsqu’ils apprennent qu’ils pourront débarquer en Italie. Si la question de l’après n’est pas abordée dans le film – ce n’est pas le propos -, Muriel Cravatte n’en suggère pas moins l’incertitude. « Parler de la question migratoire dans les conditions de sauvetage en mer, c’est être à la fois à la fin et au début de quelque chose. D’où ces scènes finales de flottement, de silence ».
En pleine mer, de Muriel Cravatte, diffusion le 26 mars sur France 3 et France.tv
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