Ramadan en Tunisie : les téléspectateurs à la limite de l’overdose publicitaire

Les soirées devant la télévision font partie du rituel du mois sacré dans beaucoup de familles et les professionnels de la publicité l’ont bien compris. Au point que certains téléspectateurs parlent d’un véritable matraquage.

Afflux de visiteurs dans un marché de Tunis, en Tunisie, le 11 mars 2024, premier jour du ramadan. © Yassine Mahjoub/SIPA

Afflux de visiteurs dans un marché de Tunis, en Tunisie, le 11 mars 2024, premier jour du ramadan. © Yassine Mahjoub/SIPA

Publié le 22 mars 2024 Lecture : 5 minutes.

« Il y a autant de temps de publicité que de temps pour le feuilleton », assène Khaled, un comptable habitué des réunions familiales durant le mois saint. Comme une majorité de Tunisiens, ce trentenaire et sa famille ont fait du feuilleton de ramadan un prétexte pour prolonger la soirée après l’iftar. Zappant d’une chaîne à l’autre, ils choisissent la série qu’ils vont suivre tous les soirs. Cette année, la palme revient à la saison 2 de Fallujah, un drame social de Saoussen Jemni, sur Elhiwar Ettounsi. Un programme talonné par Ragouj, un thriller situé dans un monde rural à la fois imaginaire et métaphorique, du réalisateur à succès Abdelhamid Bouchnak, sur Nessma El Jadida.

Pour les familles, tout s’organise autour de ces rendez-vous télévisuels et nul ne saurait y déroger. Mais les mordus de séries ramadanesques savent qu’ils devront prendre leur mal en patience et partager leur plaisir avec les nombreuses interruptions publicitaires. « C’est trop, on en perd même le fil de l’histoire », renchérit la mère de Khaled, lequel la taquine en lui faisant remarquer qu’elle en profite pour garnir la table du thé et des douceurs qui accompagnent la soirée.

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À chaque ramadan, en tout cas depuis l’apparition d’une classe moyenne dotée d’un certain pouvoir d’achat, les chaînes de télévision ont adopté un savant mélange entre piété et consumérisme. Le mois du recueillement est aussi celui où la publicité donne le ton dans tous les médias, surtout audiovisuels. Mais pour Khaled, comme pour beaucoup de téléspectateurs, trop c’est trop. Au fil des années, les écrans publicitaires ont largement débordé de l’espace qui leur avait été alloué. « Encore plus cette année où la Haica [Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle] n’est plus opérationnelle », ajoute le chargé des espaces publicitaires pour une grande agence de communication.

Matraquer pour provoquer une mémorisation

Le gendarme de l’audiovisuel, qui a tenté d’installer un monitoring des médias, autorise une durée précise pour les passages publicitaires : 18 minutes par heure, au lieu de 12 en 2022. « En 2010, entre écrans classiques et sponsoring, le temps imparti à la publicité était de trois heures et demie par jour, ajoute le professionnel. Aujourd’hui, sur une soirée qui dure en moyenne de 19h00 à 22h30, près de deux heures sont dédiées à la publicité. »

Sans trop de surprise, l’agroalimentaire figure parmi les dix annonceurs phares du ramadan, tandis que les trois opérateurs de la téléphonie s’invitent plusieurs fois par soirée chez les Tunisiens. « À force de voir et revoir un écran, une mémorisation s’opère même si on n’en fait pas cas », relève Hana Cherif, directrice du bureau d’étude marketing MediaScan. Elle déplore que le secteur de l’audimétrie, entre annonceurs, médias et pouvoirs publics, peine à s’organiser. Et assure que « les mesures d’audience peuvent être affinées avec des méthodes éprouvées sur d’autres marchés », alors que jusqu’à présent, celles effectuées en Tunisie sont justement basées sur la mémorisation. En matière de présence audiovisuelle, faute de pouvoir s’appuyer sur des règles scientifiques, deux écoles s’affrontent : certains annonceurs misent sur un matraquage durant le ramadan, d’autres investissent sur les 11 autres mois de l’année.

Cette année, entre pénuries et crise économique, beaucoup pensaient pourtant que le mois de ramadan ne serait pas aussi prolifique que les autres années. Finalement, les annonceurs ont juste changé de stratégie, en communiquant davantage sur les marques que sur les produits. Quitte à faire frôler l’overdose aux téléspectateurs. Et pour optimiser leur visibilité, ils choisissent d’accompagner en priorité les productions tunisiennes spécialement réalisées pour le ramadan. « C’est l’un des défauts de nos télévisions : elles ne réfléchissent pas à des émissions phares ou à des séries sur l’année, mais investissent sur [le] ramadan et laissent filer les téléspectateurs vers d’autres chaînes, plutôt satellitaires, le reste de l’année. Difficile d’insérer de la publicité quand, hors ramadan, le calendrier des médias est incertain », note Khaled Aouij, fondateur de l’agence Pros de la Com’.

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Selon ce spécialiste, les investissements publicitaires durant le ramadan ne permettent pas de pérenniser les chaînes de télévision. Certains prévoient d’ailleurs la fin des petites chaînes qui aujourd’hui vivotent, comme Carthage Plus et Attessia, lesquelles avaient misé sur les débats politiques. Un format qui ne tient plus avec la mise à l’écart des partis politiques et une actualité atone. « Le paysage est changeant », confirme Khaled Aouij, qui note aussi l’attrait croissant de chaînes étrangères, moyen-orientales ou turques notamment, dans les productions, dont la qualité a progressé. Mais pour ce ramadan 2024, les chaînes tunisiennes font encore recette.

Des prix fluctuants pour les annonceurs

Tous les annonceurs, par ailleurs, ne sont pas égaux sur le marché de la publicité. « C’est comme dans un avion, votre voisin de siège n’a pas payé le même tarif que vous », résume Hana Cherif. Certains confient leur budget à des agences qui, au vu de leur portefeuille, ont plus de marges de négociation, tandis que d’autres préfèrent gérer en interne leurs achats d’espaces. Résultat, les prix fluctuent, mais en prime time durant le ramadan, ils seront toujours élevés. « Tant que le consommateur répond aux sollicitations des annonceurs, il n’y a pas de raison pour que cela change », conclut un publicitaire qui prévoit néanmoins que le digital aura la part belle dans les deux ou trois ans à venir.

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Autre phénomène spécifique à ce mois de ramadan 2024 : les appels au boycott des marques ou des grandes enseignes soupçonnées de soutenir Israël, dans le contexte de la guerre à Gaza, a de l’effet sur les consommateurs tunisiens, en particulier les jeunes. « Ils se sont passé le mot et ils en ont fait un principe fondamental », explique un enseignant, qui souligne que certaines enseignes ont connu des baisses de leur chiffre d’affaires de 40 %.

Plus fondamentalement, difficile de ne pas s’interroger sur la montée du consumérisme, habituelle mais paradoxale en un mois de ramadan qui devrait théoriquement être une période de frugalité. Le phénomène de l’assiette pleine et de la table bien garnie est une réaction atavique, écho ancien de périodes difficiles, analyse un sociologue qui estime que « se réunir, manger ensemble, partager du temps, redonne du sens à l’idée de communauté ». Et comme pour confirmer que certaines choses ne changent pas, d’autres rappellent que malgré l’apparition de nouvelles chaînes et le déferlement de programmes inédits, c’est la série humoristique en dialectal Choufli Hal qui continue d’enregistrer les plus fortes audiences à la télévision tunisienne. Elle est pourtant rediffusée régulièrement depuis… 2005.

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