Gambie : spectre et sceptre de l’excision
Face au tollé soulevé par une proposition de loi autorisant l’excision, le Parlement gambien a décidé de suspendre les discussions. Une victoire en trompe-l’œil, qui illustre l’impuissance des dispositifs législatifs et politiques à contrer certains conservatismes.
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Elgas
Chercheur associé à l’IRIS, journaliste, écrivain et docteur en sociologie
Publié le 23 mars 2024 Lecture : 3 minutes.
En octobre 2023, plusieurs chercheurs planchaient, à Genève, sur les « révolutions conservatrices ». J’en fus, à l’initiative du politiste français Jean-François Bayart, avec des chercheurs et des universitaires venus de tous les coins du globe – tous témoins de cette énergie amère qui traverse le monde sans épargner aucun acquis civilisationnel.
De Bolsonaro à Poutine
La formule de « révolutions conservatrices » s’est ainsi imposée. Elle est devenue quasi générique tant elle dépeint, non sans quelques faiblesses, la propension de nombre de séquences politiques actuelles à mettre à mal des pactes ou des progrès sociaux durement acquis. Ce qui achève ainsi de montrer que le progressisme n’est pas un horizon naturel béni par le temps, et qui démontre que toute turbulence politique, géopolitique, sociale ou sociétale peut détricoter des avancées majeures des droits humains, partout dans le monde, et grever tout particulièrement ceux des minorités.
Le mésusage le plus commun en la matière est de considérer que l’Europe est épargnée par ce fléau, que le reste du monde reste le fief de barbaries toujours à l’affût pour damer le pion aux fragiles acquis de la démocratie. C’est oublier, qu’il s’agisse de la question LGBT, de l’arrivée (ou du retour) des pouvoirs conservateurs (Trump, Bolsonaro, Orban, Meloni), ou encore de la place grandissante qu’occupe la Russie de Poutine – lequel fournit une matrice à l’idée d’un nécessaire retour à certaines « valeurs » – que l’Europe reste l’épicentre de la théorisation d’un conservatisme de bon aloi.
Féministes et connectés
Loin de ces fractures inter-occidentales et dans une Gambie en butte à une précarité sociale et institutionnelle, la funeste énergie du monde a fait escale à Banjul. Une proposition de loi autorisant l’excision a été présentée au Parlement. Si l’indignation a été immédiate et si le projet a été finalement mis en sourdine, la discussion acharnée à laquelle il a donné lieu laisse un goût d’inachevé.
Face à un rejet massif et bruyant dans les sphères féministes et connectées s’est aussi manifesté, en contrepoint, un soutien sans complexe, de moins en moins souterrain et de plus en plus assumé sur la place publique nationale. Une loi pénalisant l’excision avait été votée en 2015 ; c’est elle l’ennemie attaquée par ce projet de révocation. Face au tollé, le projet n’a pas été enterré, juste mis en suspens. Victoire partielle, minimale, et presque en trompe-l’œil, tant elle fait l’impasse sur une réalité qui montre l’impuissance de nos dispositifs législatifs et politiques à contrer certains ancrages traditionnels.
Trompe-l’œil, parce que ce projet de loi est une outrance tant il veut institutionnaliser une pratique déjà répandue en obtenant une bénédiction parlementaire. L’excision – c’est un fait établi – est largement pratiquée en Gambie, au mépris de la loi. Par des circuits clandestins, avec l’assentiment des populations au nom de traditions pluriséculaires, nombreuses sont les filles mutilées et qui continuent de l’être. Elles rejoignent de nombreuses Africaines, des millions, victimes de cette violence.
Ingérences occidentales
Ce constat est doublement inquiétant tant il semblait acquis, pour beaucoup, que les luttes féministes, l’arsenal législatif, les caravanes de sensibilisation n’avaient pas mis fin à cette réalité. Qu’elle s’est même rebiffée, portée par la dynamique des révolutions conservatrices et par la popularité d’un discours qui s’élève contre les ingérences et les injonctions occidentales en redonnant une vitalité à la contre-offensive. Portée, aussi, par l’exploitation habile des canaux institutionnels pour réaliser des coups de force au service d’idées rétrogrades. Cette défaite condamne de nombreuses femmes à être confrontées à des dispositifs informels (et potentiellement formels) de négation de leurs droits les plus élémentaires.
L’excision, son spectre et son sceptre en Gambie vont au-delà de la séquence qui se joue. Nous prenons l’ombre pour la proie. Signe d’une démission collective presque consentie, à enfourcher le cheval d’un combat qu’on ne pourra pas toujours différer : gagner les cœurs et les consciences des Gambiens et pas seulement les leurs, pour que s’impose l’évidence du combat contre l’excision.
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