Arabes d’Amérique latine : à la recherche d’une vie meilleure
Arabes et Latinos, l’histoire d’une intégration hors normes
Comme les Européens avant eux, beaucoup d’habitants du monde arabe se sont embarqués pour le Nouveau Monde afin de fuir la guerre, la misère ou les persécutions religieuses. Mais, au lieu de poser le pied aux États-Unis, la plupart se sont retrouvés en Amérique du Sud. Où ils ont prospéré.
« Amrik ». Au cours des quatre dernières décennies du XIXe siècle, avec le déclin de l’Empire ottoman et la pénétration du colonialisme européen dans la région, on assiste à la première grande vague de migration des Arabes du Proche-Orient vers le Nouveau Monde. Comme les Européens, la plupart d’entre eux visent l’Amérique du Nord, ces jeunes États-Unis où, dit-on alors, tout est possible, tout reste à conquérir. Et pourtant, nombre de ces immigrants originaires du Levant (Syrie, Liban, Palestine) vont découvrir à leur descente de bateau les terres chaudes, et parfois tropicales, de l’Amérique latine. Dans bien des cas, ce sont les compagnies maritimes qui les ont dupés. Et pourtant, ils vont y rester.
Pour comprendre ce qui a motivé ces populations à émigrer, il faut revenir au contexte de l’époque. Entre 1840 et 1960, le Liban, intégré à l’Empire ottoman, et plus particulièrement la région du Mont-Liban, évoluent dans un contexte explosif. À l’origine, le Liban a été conquis par les Arabes au VIIe siècle. Et le Mont-Liban est devenu le refuge des minorités menacées : les Maronites (chrétiens de Syrie) s’y sont établis dès le VIIe siècle, tandis que les Druzes (adeptes d’une religion issue de l’islam) s’y installent à partir du XIe siècle. Le pays a ensuite été conquis par les Ottomans au XVIe siècle, ceux-ci laissant une certaine autonomie aux habitants du Mont-Liban. Mais, à partir de 1840, cet ilôt de coexistence pacifique va être victime du jeu des empires coloniaux et de ses propres désirs d’indépendance.
Pour résumer, la région assiste à l’apparition d’un axe franco-égyptien, plutôt favorable aux chrétiens maronites, et d’un axe anglo-ottoman, plus conciliant avec les Druzes. La Sublime Porte, les Européens et les Égyptiens créent donc une rivalité entre Chrétiens et Musulmans. Et les simples différences confessionnelles deviennent des antagonismes politiques.
« L’accord secret » contre les chrétiens
En 1841, les Druzes, soutenus par les Britanniques et les Ottomans, attaquent les Chrétiens maronites, ce qui embrase le Mont-Liban et aboutit, en 1842, à une partition du territoire en deux (le système du caïmacamat (ou « district ») : Maronites au nord, Druzes au sud). L’idée est alors d’ « apaiser » les tensions, mais c’est l’inverse qui se produit. Au début de l’année 1860, les communautés druzes de l’ensemble du Liban passent un accord secret visant à éliminer les Chrétiens, assez favorisés par les Européens et quatre fois plus nombreux, afin de récupérer le pouvoir politique. Fait inédit, les Druzes seront rejoints par les Musulmans sunnites et chiites de la côte.
Cet accord secret conduit à un véritable massacre au sein de la communauté maronite : au moins 10 000 morts, 75 000 personnes chassées de leurs villages, des milliers de femmes kidnappées et conduites dans les harems, 10 000 orphelins, et 560 églises détruites. Le bilan aurait pu être encore plus lourd si l’émir Abdelkader, chef spirituel, religieux et anticolonialiste algérien, présent à ce moment-là, n’était pas intervenu pour protéger des milliers de Chrétiens. Cette tentative de génocide pousse in fine de nombreux Chrétiens libanais à l’exil. Et à tenter la traversée de l’océan Atlantique.
Ces pionniers seront vite rejoints par d’autres Libanais, mais aussi par des Syriens et des Palestiniens fuyant la conscription dans l’armée ottomane, notamment durant la campagne de Tripolitaine (1911). Les raisons de cette immigration sont également d’ordre économique : « Entre 1860 et la Première Guerre mondiale, l’accroissement démographique du Moyen-Orient devient important, surtout au Mont-Liban. Le développement de certains aspects du capitalisme suscite la modernisation des moyens de transport et une industrialisation embryonnaire qui porte préjudice aux petits artisans, aux petits commerçants et aux vendeurs ambulants. La croissance démographique entraîne aussi la rupture de l’équilibre entre la terre et la population », précise Jorge Omar Bestene, chercheur spécialiste des mouvements migratoires à Buenos Aires et auteur de l’ouvrage Les Arabes du Levant en Argentine (1998).
En 1914, la Première Guerre mondiale éclate : l’Empire ottoman soutient l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Pour saper ses efforts de guerre, la France et la Grande-Bretagne imposent un blocus maritime en Méditerranée orientale, qui provoque une grande famine au Mont-Liban et fait près de 150 000 morts au sein d’une population totale de 415 000 habitants. Même si la guerre réduit les possibilités de migration, là encore, quelques Levantins décident de rejoindre l’Amérique.
En Amérique latine, tous des « Turcos »
La majorité d’entre eux – des hommes surtout – arrivent en Argentine et au Brésil, ainsi que, dans une moindre mesure, au Chili. Entre 1871 et 1890 par exemple, 4 429 Levantins débarquent en Argentine. Entre 1910 et 1914, on atteint 61 470 arrivées (selon les statistiques de la Direction générale de la migration en Argentine). Au Brésil, 11 101 Levantins sont entrés sur le territoire pour la seule années 1913. Ces migrants ne sont même pas considérés comme des Arabes du Proche-Orient, et encore moins des Libanais, des Syriens ou des Palestiniens. Aux yeux de l’Amérique latine, ce sont des « Turcos » (des Turcs), car ce sont tous des sujets de l’Empire ottoman et leurs passeports sont édictés par l’administration ottomane. Au mieux, ils sont considérés comme appartenant à la « Grande Syrie ».
Dès 1899, le Département argentin des migrations signale quelques caractéristiques de ce groupe, qui démontre une certaine solidarité en son sein : « En premier lieu, ils n’essayent pas de se mettre sous la protection de la loi argentine, c’est-à-dire qu’ils n’aspirent pas à être logés à l’hôtel [des immigrants] ni munis d’un travail, ni à recevoir les billets nécessaires pour se déplacer dans le pays… L’immigrant « syrien » échappe donc à l’action immédiate de la direction, car une fois hors du contrôle statistique et de la surveillance qui proscrit l’entrée de sexagénaires, de malades contagieux, de handicapés, etc., celle-ci n’a d’autre pouvoir, comme on le sait, que celui octroyé sur ceux qui reçoivent les aides légales. Ceux qui n’ont pas recours à l’aide offerte restent livrés à leurs propres moyens et s’établissent à leur gré. Les personnes examinées dans ce chapitre adoptent cette attitude car elles viennent avec l’intention de se fixer dans les grands centres urbains pour y exercer la vente ambulante de la quincaillerie. » Si les migrants levantins ne se placent pas sous la protection de l’État, c’est probablement qu’ils comptent d’abord sur l’entraide communautaire.
Par ailleurs, ces migrants entretiennent des liens entre leur pays d’accueil et leur région d’origine. En effet, les « pionniers » effectuent un nombre important de transferts d’argent à leurs proches restés au Proche-Orient, afin qu’ils puissent acquérir des terres, agrandir la maison ou tout simplement subvenir à leurs besoins. Dès lors, leur « réussite » stimule l’envie d’émigrer. Certaines familles commencent à planifier le départ temporaire de leurs enfants en Amérique latine pour résoudre leurs difficultés financières.
Au Brésil, « aucune autre œuvre littéraire n’a montré, avec autant de fidélité, les liens entre les immigrants et ceux restés au pays, que le roman gai et émouvant de Emil Farhat, Dinheiro na Estrada : uma saga de imigrantes, écrit à partir de lettres échangées entre l’auteur, lui-même immigrant, et sa mère, institutrice à Kfarchima, village proche de Beyrouth, inconsolable du départ de ses six enfants pour le Brésil », écrit Oswaldo Truzzi, spécialiste des migrations et professeur à l’Université São-Carlos, au Brésil.
La grande vague des années 1920
Au début du XXe siècle, à l’issue de la Première Guerre mondiale, les Français et les Britanniques, victorieux, démantèlent l’Empire ottoman et redessinent les frontières du Proche-Orient. La Syrie et le Liban sont placés sous le mandat de la France, tandis que la Palestine et l’Irak passent sous autorité britannique. À partir des années 1920, cette nouvelle occupation étrangère pousse de nombreux Arabes à se lancer dans la migration transatlantique pour des raisons fondamentalement économiques.
Une majorité d’entre eux sont chrétiens. Il y aura aussi des Druzes (notamment au Venezuela), des Alaouites (minorité syrienne), des Juifs et des Musulmans sunnites, mais dans une moindre mesure. Ceux qui souhaitent embarquer pour le Nouveau Monde doivent formuler une demande de passeport auprès des autorités françaises ou anglaises et sont désormais considérés comme « syriens », « libanais », « palestiniens », alors qu’eux-mêmes se définissent plutôt par la ville ou la localité dont ils sont originaires.
En Syrie et au Liban, c’est au départ des ports de Lattaquié, Beyrouth, Tripoli et Tartous que s’organisent les traversées pour l’Amérique latine, à destination de Buenos Aires, Rio de Janeiro ou encore Caracas. Entretemps, « Marseille fait office de première escale. On parle très vite de foules syriennes et libanaises qui séjournent dans la cité phocéenne », souligne le magazine franco-espagnol El Café Latino, créé en 2012. Désormais, ce sont des familles entières qui se lancent dans l’épopée. Or la traversée est loin d’être un long fleuve tranquille : vols, escroqueries, trafics d’êtres humains… de nombreux Levantins y laissent leur vie ou débarquent en Amérique complètement dépouillés et traumatisés. Et pourtant, leur aventure ne fait alors que commencer.
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