Arabes d’Amérique latine : le salut par le commerce
Arabes et Latinos, l’histoire d’une intégration hors normes
Comme les Européens avant eux, beaucoup d’habitants du monde arabe se sont embarqués pour le Nouveau Monde afin de fuir la guerre, la misère ou les persécutions religieuses. Mais, au lieu de poser le pied aux États-Unis, la plupart se sont retrouvés en Amérique du Sud. Où ils ont prospéré.
Entre 1860 et 1914, environ 1,4 million de personnes ont fui l’Empire ottoman pour aller s’installer dans les Amériques. Si la majorité des migrants de cette première vague était d’origine syro-libanaise, la deuxième vague, qui démarre à partir des années 1920, compte de nombreux Palestiniens. La plupart sont chrétiens et originaires de Bethléem.
Selon Yousef Al Jamal, universitaire et co-auteur de Palestinian Diaspora Communities in Latin America and Palestinian Statehood, l’Amérique latine abrite la plus grande diaspora palestinienne hors du monde arabe : environ 700 000 personnes, dont 100 000 au Salvador. À leur arrivée dans ce pays d’Amérique centrale pourtant, les choses ont plutôt mal débuté. Contrairement aux migrants européens, les Palestiniens n’ont pas eu le droit d’occuper des emplois agricoles. Pour tirer leur épingle du jeu, les nouveaux arrivants se sont alors tournés vers le commerce ambulant.
Selon Cécilia Baeza, universitaire spécialiste des diasporas, les marchands palestiniens d’Amérique latine ont commencé à faire du porte-à-porte pour vendre des objets artisanaux religieux. De fil en aiguille, ils ont élargi leurs activités à d’autres produits manufacturés, jusqu’à ouvrir leurs propres magasins. Néanmoins, les élites salvadoriennes, d’origine européenne, ont considéré les Palestiniens – toujours qualifiés de « Turcos » en référence à l’Empire ottoman – comme des êtres issus d’une classe inférieure. Et comme ces élites détenaient le pouvoir, ce rejet mâtiné de xénophobie s’est traduit au niveau institutionnel et dans les textes de loi.
Racisme institutionnel
Quelques exemples (la liste n’est pas exhaustive) : en 1921, l’ensemble des lois relatives à l’immigration adopte le qualificatif de « pernicieux » à l’égard des Arabes et des Chinois. En 1933, sous la dictature du président Maximiliano Hernández Martínez, une loi proscrit l’arrivée d’immigrés noirs, asiatiques ou originaires d’Arabie, du Liban, de Syrie, de Palestine et de Turquie. En 1936, enfin, une autre loi vient interdire aux Arabes d’ouvrir de nouvelles entreprises dans le pays. Le signe sans doute de leur succès florissant dans le commerce et les affaires ? Malgré les coups durs, les Palestiniens font preuve d’une grande résilience et revendiquent leur place au sein des sociétés sud-américaines. Au Chili, dans la banlieue de Santiago, ces migrants créent par exemple le club de football Deportivo Palestino dès 1920.
Les immigrants arabes du Proche-Orient sont-ils mieux lotis ailleurs sur le continent ? Pas vraiment. À cette époque, l’Amérique latine – qui dispose d’un fort potentiel agricole voué à l’exportation – cherche à attirer des paysans. L’Argentine, par exemple, promeut l’immigration afin de coloniser les terres du Nord, occupées par les peuples autochtones. Mais la plupart des pays du continent refusent de passer des accords migratoires agricoles avec les Arabes, accusés par l’establishment d’importer la « décadence » et la « corruption raciale ». Tandis que ces immigrés, notamment les Syro-Libanais, rejettent le travail agricole, préférant s’installer dans les grands centres urbains. Où ils s’organisent pour se protéger et se défendre.
En 1928, à Buenos Aires, ils créent le Patronato Sirio Libanès, une association d’aide et d’accompagnement dévolue aux immigrés tout juste arrivés en Argentine et aux candidats à l’immigration depuis la Syrie et le Liban. Mais il y a également des intellectuels syriens, installés en Amérique du Sud depuis la fin du XIXe siècle, qui jouent les intermédiaires et les médiateurs entre la communauté syro-libanaise, la société et les élites locales. Est-ce que ce travail de fond porte ses fruits ? Non. À partir des années 1950, la diplomatie sud-américaine demande aux autorités françaises, mandataires en Syrie et au Liban, de renforcer le contrôle de l’octroi des passeports aux candidats au départ. L’Argentine et l’Uruguay n’autorisent à entrer sur leur territoire, de façon progressive, que les migrants arabes disposant d’un capital économique suffisamment important – et capables de faire la traversée en première classe.
Au Brésil, la majorité des migrants syro-libanais arrivés au cours des deux premières vagues migratoires étaient initialement des agriculteurs dans de petites propriétés familiales. Pourtant, ils sont presque tous devenus colporteurs et commerçants. Pourquoi ? Dans son livre Libanais et Syriens au Brésil, Oswaldo Truzzi explique que « l’élément fondamental pour comprendre l’insertion professionnelle [d’un Syro-Libanais] dans sa nouvelle patrie réside dans le contraste entre les caractéristiques de la structure agraire dans le pays d’origine et celles du Brésil ».
Agriculteurs devenus commerçants
Généralement issus de familles propriétaires de petits lopins de terre, ces immigrants se retrouvèrent, surtout à São Paulo, confrontés à un système de grandes propriétés. Face à une structure agraire concentrée, ils auraient dû travailler comme salariés pendant au moins une génération pour pouvoir acheter une terre qui les maintienne dans leurs activités d’origine. Certains ont tenté l’expérience en travaillant dans des fermes, mais ils se sont découragés au bout de quelques mois, non seulement à cause des traitements reçus, mais également en raison de l’absence de perspective d’amélioration de leurs conditions de vie, ce qui était justement le motif principal de leur exil.
Les premiers migrants arabes au Brésil se sont insérés dans le secteur du caoutchouc, en plein boom en Amazonie entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Et, en très peu de temps, ils ont détenu le monopole sur l’ensemble du commerce amazonien. « Ce fut la phase de prolifération des fameuses et historiques régates [commerçants marchandeurs] qui remontaient les rivières, remorquées par des gaiolas, une sorte de grands bateaux, et s’engageaient dans un commerce dangereux […]. De nombreuses régates étaient d’origine libanaise ou syrienne et exerçaient sur les populations, dispersées le long des principales rivières d’Amazonie, une véritable fascination, car elles apportaient des produits nouveaux et, en même temps, des nouvelles de la capitale. Les commerçants parcouraient les rivières dans des bateaux de bois, couverts de paille ou de toile fermée sur les côtés par des morceaux de bois peints, et chargés de marchandises variées », précise Oswaldo Truzzi.
Mais les migrants arabes se sont aussi intéressés aux mines et aux zones agricoles de l’État du Minas Gerais, où ils se sont établis partout et ont joué un rôle prépondérant dans le développement du commerce et de l’industrie. En 1940, un recensement indique que 49 % des « Turcs asiatiques » (des Syriens et des Libanais, en réalité) du pays vivent à São Paulo, mais leur force réside dans leur répartition sur tout le territoire, même dans les zones les plus reculées. Petit à petit, dans la ville, la cacahuète grillée remplace la graine de citrouille, le kibbeh (blé) supplante les haricots et le riz (pourtant typiques au Brésil), certaines librairies vendent des livres écrits en arabe, et les transistors des cafés et des maisons laissent planer des airs orientaux dans les rues.
Surtout, poursuit Oswaldo Truzzi, « à mesure que le siècle avançait, l’image “d’hommes voués au commerce” se fixait. Ils étaient devenus experts dans certains secteurs qui, à l’époque, étaient importants, ayant compris que l’origine des affaires consistait à attirer la consommation populaire. » Néanmoins, le racisme et les discriminations ont perduré. Le 8 décembre 1959, à Curitiba, dans le sud du Brésil, un marchand arabe refuse de donner une facture à un policier qui venait de lui acheter un peigne. L’échange dégénère et provoque le pillage et la destruction de 120 magasins tenus par des immigrés, majoritairement arabes. Et pourtant, les universitaires s’accordent à dire que les immigrés de la seconde génération ont permis l’intégration des populations arabes au sein des sociétés latino-américaines. Reste à comprendre comment.
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