La réussite sociale des Latinos d’origine arabe, mythe ou réalité ?

En une génération, les immigrants d’origine arabe sont passés de commerçants et colporteurs à diplômés des meilleures universités et grandes écoles d’Amérique du Sud. Une ascension socioéconomique fulgurante opérée au prix de nombreux sacrifices.

La chanteuse colombienne Shakira sur la scène du festival Rock in Rio, le 5 juin 2010, à Arganda del Rey, en Espagne. © Billy Chappel / ALF/NEWSCOM/SIPA

La chanteuse colombienne Shakira sur la scène du festival Rock in Rio, le 5 juin 2010, à Arganda del Rey, en Espagne. © Billy Chappel / ALF/NEWSCOM/SIPA

Publié le 1 avril 2024 Lecture : 7 minutes.

« Se savoir “Turco”, c’était se savoir éventuellement exposé au rejet de ses compatriotes d’adoption, incité à la discrétion et à se fondre dans le rang », écrit Alain Roussillon, universitaire spécialiste du monde arabo-musulman dans Diasporas arabes en Amérique latine : de l’invisibilité à l’effervescence identitaire. Pour ce faire, les Arabes immigrés en Amérique latine ont gommé petit à petit ce qui les différenciait des « Latinos » descendants d’Européens.

Ils ont donc abandonné l’usage de la langue arabe, notamment en ne la transmettant pas à leurs enfants. Mais aussi leur religion : certains ont rompu avec l’islam, d’autres – la majorité – ont délaissé les variantes orientales du christianisme pour se convertir au catholicisme. De nombreux primo-arrivants ont épousé des chrétiennes autochtones, et ce « mélange » de courants religieux a produit de fait des individus « religieusement indifférents, voire laïcisés », selon Alain Roussillon.

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Et puis beaucoup ont hispanisé leurs prénoms. Cette mutation semble s’être opérée dans les années 1930 et 1940, de l’Argentine jusqu’au Mexique, « quand s’aiguisaient les nationalismes », souligne Lamia Oualalou, journaliste et spécialiste de l’Amérique latine. Le seul élément arabe qu’ils n’ont jamais abandonné n’est autre que la cuisine traditionnelle des pays du Levant, qui rassemble odeurs, saveurs, art de vivre et transmission des savoirs. À tel point que tous les Latinos sont intimement convaincus aujourd’hui que le kebbé, les falafels ou le houmous sont typiquement argentins, brésiliens ou encore colombiens. Et pourtant, quelques décennies plus tôt, les enfants arabes étaient harcelés et parfois forcés à « brouter » de l’herbe à l’école parce qu’ils mangeaient des crudités (ce qui n’existait pas sur place à l’époque).

De colporteur à diplômé du supérieur en une génération

« Le plus remarquable est que, en une génération à peine, le saut entre l’activité de colporteur et l’obtention d’un diplôme supérieur fut réalisé”, écrit Oswaldo Truzzi, dans Libanais et Syriens au Brésil. Le commerce permet aux primo-arrivants d’accéder à une certaine autonomie économique et d’intégrer les classes moyennes. Ils s’assurent alors que leurs enfants aillent à l’école, reçoivent une éducation, et que leurs efforts d’intégration socioéconomique portent leurs fruits. Et c’est ainsi que la deuxième génération, née sur le continent, hispanophone, intègre l’université et les plus grandes écoles d’Amérique latine.

Moises Azize, fondateur du Patronat syro-libanais, en 1928, a été l'intercesseur entre la communauté syro-libanaise et le gouvernement argentin. Il a également été l'un des artisans de la création de la Banque syro-libanaise en 1924. Sur cette photo, on le voit inaugurer le Club Honor y Patria. © Archives générales de la nation argentine

Moises Azize, fondateur du Patronat syro-libanais, en 1928, a été l'intercesseur entre la communauté syro-libanaise et le gouvernement argentin. Il a également été l'un des artisans de la création de la Banque syro-libanaise en 1924. Sur cette photo, on le voit inaugurer le Club Honor y Patria. © Archives générales de la nation argentine

« La rapidité de l’ascension économique a rendu possible l’envoi des enfants d’immigrés dans des écoles de haut niveau. La réussite commerciale de leurs parents leur a permis de s’intégrer dans le secteur des professions libérales, en pleine formation dans les années trente. Certes, toute la communauté ne bénéficie pas de cette possibilité, mais certains surent mieux profiter que d’autres de cette opportunité. Plusieurs immigrants ne voulaient pas que leurs enfants connaissent les difficultés d’une activité dont le début avait été si dur, et les voir avec un diplôme d’enseignement supérieur représentait une compensation à une vie de sacrifices », abonde Oswaldo Truzzi.

À São Paulo, au Brésil, à partir des années 1930, un nombre important de Syriens et de Libanais intègrent la Faculté de droit ou de médecine et l’École polytechnique. Dans les années 1920, certains migrants sont arrivés avec une formation en médecine de l’Université américaine de Beyrouth, agrémentée d’internats en Europe ou aux États-Unis. Ils ont donc pu exercer sur place et ont créé, en 1922 à São Paulo, l’Association des anciens élèves de l’Université américaine de Beyrouth. Leurs descendants ont majoritairement opté pour la médecine et bénéficié du transfert d’expérience et de clientèle de leurs aînés.

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Cette insertion réussie dans des professions libérales – considérées comme universelles et riches de savoirs académiques – confère une nouvelle aura aux descendants d’immigrants arabes. Les places qu’ils occupent dorénavant dans la société sont considérées comme plus légitimes et valorisantes que le commerce. « Sans ce pas préalable, la colonie n’aurait jamais pu, à partir de la fin des années quarante, recueillir les fruits de cet investissement éducatif dans le domaine de la politique », tranche Oswaldo Truzzi. Par ailleurs, sur le plan identitaire, les membres de la deuxième génération (et des suivantes) sont dorénavant perçus, et se perçoivent eux-mêmes, comme totalement argentins, brésiliens, chiliens ou encore salvadoriens, de père ou de mère syrienne, libanaise, palestinienne, arabe.

Carlos Menem, président argentin né de mère syrienne

Carlos Menem salue ses partisans depuis le balcon de son quartier général, à Buenos Aires, le 13 mai 2003. © Natacha Pisarenko/AP/SIPA

Carlos Menem salue ses partisans depuis le balcon de son quartier général, à Buenos Aires, le 13 mai 2003. © Natacha Pisarenko/AP/SIPA

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Les premiers pas en politique des Latinos d’origine arabe ont lieu après 1945. Puis leur participation à la politique se généralise à partir des années 1960. Souvent ils sont diplômés en droit, comme un certain Carlos Menem, né en 1930 à Anillaco, en Argentine, au sein d’une famille syrienne, qui a étudié à l’Université de Cordoba, avant d’intégrer le parti justicialiste en 1956, d’être élu gouverneur de La Rioja en 1973, puis président de la nation argentine de 1989 à 1999. Pour prétendre à cette fonction, il s’est converti au catholicisme comme l’exige la Constitution du pays. Bien qu’il ait un jour affirmé que, n’ayant jamais été élevé dans la religion musulmane, il ne se considérait pas comme appartenant à cette confession et n’avait donc pas eu à se convertir.

En Amérique latine, un chef d’État d’origine arabe n’a rien de surprenant. On peut ainsi citer également Abdala Bucaram et Jamil Mahuad en Équateur, Julio César Turbay en Colombie ou, plus récemment, Mario Abdo Benitez au Paraguay ou Michel Temer au Brésil. Mais aussi Nayib Bukele au Salvador. En 2004, l’élection présidentielle salvadorienne a même opposé deux finalistes d’origine palestinienne, le conservateur Elías Antonio Saca (élu) et le communiste Schafik Hándal. Et la liste est encore longue.

Au-delà de la politique, l’Amérique latine regorge d’artistes et d’hommes d’affaires d’origine arabe : la chanteuse Shakira, l’homme d’affaires – classé sixième fortune mondiale en 2017 – Carlos Slim Helú, l’acteur Ricardo Darín, ou encore l’écrivain Milton Hatoum. La figure de l’immigré arabe a d’ailleurs grandement inspiré les littératures latino et orientale et nourri l’imaginaire collectif.

Conséquence : beaucoup évoquent une surreprésentation des Latinos d’origine arabe dans les sphères politiques et financières d’Amérique latine, particulièrement celle du Brésil, où la société, hétérogène, rend « l’intégration » plus évidente. Ce phénomène s’explique grâce à deux facteurs : la dispersion géographique des Arabes latinos jusqu’aux territoires les plus reculés, et leur enracinement dans le tissu social : associations, clubs, mais surtout football, une quasi-religion sur le continent et un formidable levier financier et politique. Il apparaît également que les Latinos d’origine arabe se sont appropriés l’histoire collective de leur pays d’accueil.

En ce qui concerne le Brésil, certains descendants d’immigrés arabes évoquent par ailleurs un esprit de tolérance qui « n’existe pas là-bas » (au Proche-Orient).

Ainsi, en 1922, lorsque le Brésil fête le centenaire de son indépendance, la communauté libanaise de São Paulo offre un monument en bronze pour l’évènement et organise un concours de poèmes. Derniers vers de l’œuvre ayant remporté le concours : « Si on arrachait de Damas la tombe de Saladin, et de Jérusalem le Sépulcre du rédempteur des hommes, si on apportait tous ces trésors à cette grande nation indépendante et à ses glorieux enfants, on verrait que, même ainsi on ne serait pas suffisamment reconnaissant envers le Brésil et les Brésiliens. » En ce qui concerne le Brésil, certains descendants d’immigrés arabes évoquent par ailleurs un esprit de tolérance qui « n’existe pas là-bas » (au Proche-Orient).

Une histoire mythifiée ?

L’histoire de l’immigration arabe en Amérique latine (et son modèle d’intégration) est belle. Presque trop et, de fait, les historiens admettent aujourd’hui qu’elle a été mythifiée. L’un des responsables de cette entreprise de reconstruction narrative est Philip Khuri Hitti, historien libanais, chrétien maronite, à l’origine de l’introduction de l’étude de la culture arabe aux États-Unis, au sein de l’université de Princeton. Dans son livre paru en 1924, The Syrians of America, il a façonné une sorte de storytelling selon lequel toutes les communautés arabes du Brésil, d’Argentine ou du Guatemala ont connu une ascension économique et sociale fulgurante.

La une du journal syro-libanais « El Eco de Oriente ». © Archives générales de la nation argentine

La une du journal syro-libanais « El Eco de Oriente ». © Archives générales de la nation argentine

Tous sauf « les musulmans et les pauvres », souligne Lamia Oualalou, dans un article intitulé « Être arabe en Amérique latine », publié dans Le Monde diplomatique. Diffusée par un large réseau d’intellectuels, la thèse de Philip Khuri Hitti a servi à donner une cohésion à une communauté très fragmentée et à faciliter leur acceptation par les populations locales. Si bien qu’au Mexique, certains ont estimé que les Libanais avaient hérité de leur « bosse du commerce » de leurs « ancêtres », les Phéniciens. À ce titre, Alain Roussillon souligne avec esprit : « C’est sans doute ici que réside la part de vérité de la boutade qui veut que tous les Arabes d’Amérique latine soient riches et prospères : s’ils cessent de l’être ou échouent à le devenir, ils se fondent dans le petit peuple de Bogotá, Santiago, Buenos Aires ou Caracas et plus personne n’entend parler d’eux. »

Enfin, si l’intégration spectaculaire des immigrés arabes au sein des sociétés latinos est indéniable, « l’âge d’or » de ce modèle a pris fin au cours des dernières décennies du XXe siècle. Les attentats du 11-Septembre aux États-Unis ont créé un climat de suspicion autour des « Arabes latinos », majoritairement chrétiens, dont on a commencé à questionner la véritable appartenance religieuse, sur fond d’amalgame entre arabité et islam mais aussi entre islam et terrorisme islamiste, sur un continent où cette religion demeure minoritaire. Parallèlement, les nouvelles générations de Latinos d’origine arabe s’intéressent de plus en plus aux problématiques du Proche-Orient, et s’impliquent. C’est ainsi que les attaques du Hamas en Israël le 7 octobre dernier puis la riposte disproportionnée du gouvernement israélien à l’encontre des civils palestiniens ont trouvé une caisse de résonance inédite en Amérique latine, et ce, jusqu’au plus haut niveau des États.

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