« En Tunisie, notre identité africaine est encore marginalisée dans les manuels scolaires »
En ce 21 mars consacré journée mondiale contre le racisme, Rahma Talmoudi, auteure de « L’Afrique et les Africains dans les manuels scolaires tunisiens », tente de comprendre la persistance de préjugés ethniques dans un pays qui fut le premier en Afrique à abolir l’esclavage.
En Tunisie, un an après le discours controversé de Kaïs Saïed sur l’immigration irrégulière, les migrants subsahariens continuent d’être régulièrement les victimes de mauvais traitements et d’abus. Le 21 février 2023, le président de la République avait parlé de « hordes de migrants clandestins » menaçant la composition démographique du pays. Une vague d’arrestations et de violences avait suivi, résultat d’une politique renforcée de contrôle sur les personnes en situation irrégulière dans le pays.
Après des campagnes d’expulsion de leur domicile, entre mars et juillet 2023, plusieurs centaines de migrants subsahariens s’étaient retrouvés à vivre dans les rues, sans pouvoir être embauchés ou obtenir un logement. Beaucoup ont été victimes d’agressions et de violences. Selon des ONG, près de 2 000 d’entre eux ont été déportés vers les frontières libyenne et algérienne, et laissés à l’abandon dans le désert où sont mortes une trentaine de personnes.
Un rapport de l’Organisation mondiale de lutte contre la torture (OMCT) intitulé « Les routes de la torture : cartographie des violations subies par les personnes en déplacement en Tunisie », dénonce des violences institutionnelles et policières à l’égard des migrants. Des abus qui se sont « normalisés », selon un communiqué publié le 18 mars 2024 par un collectif d’associations. Plusieurs milliers de migrants sont encore livrés à eux-mêmes dans les alentours de Sfax, où ils vivent dans des campements de fortune installés dans des oliveraies en attendant un départ vers l’Europe.
L’impact du discours présidentiel et la politique des autorités à l’égard des migrants subsahariens poussent à s’interroger sur la question du racisme en Tunisie. Pour Rahma Talmoudi, enseignante et titulaire d’un master en Études africaines, l’une des causes de la permanence de ce racisme réside dans l’éducation et les stéréotypes véhiculés dans les manuels scolaires. Une idée qu’elle développe dans son livre, paru cette année aux éditions Nirvana, L’Afrique et les Africains dans les manuels scolaires tunisiens, et sur laquelle elle revient pour Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Vous avez fait partie de la première promotion d’un master en Études africaines à la faculté des Sciences humaines de Sousse, en 2018. Comment vous êtes-vous intéressée à la question de l’Afrique et à sa place dans les manuels scolaires ?
Rahma Talmoudi : Je me suis retrouvée avec la double casquette d’institutrice et de chercheuse, donc j’ai voulu choisir un sujet qui liait les études africaines et l’éducation. Je me suis intéressée aux manuels scolaires car j’avais lu des articles ou des études sur la question, mais qui s’étaient plus concentrés sur l’aspect didactique ou historique des ouvrages. Je voulais plus savoir comment nous représentons notre africanité, et l’Afrique de façon générale, dans les livres scolaires et dans les différentes disciplines. Je me suis alors concentrée sur le contenu des manuels des deux dernières années scolaires du primaire. Lorsque je suis entrée dans ce master, je venais du monde de l’éducation et non pas de l’anthropologie ou de la sociologie, c’est ce qui m’a permis d’adopter une approche différente et pluridisciplinaire.
En 2018, le débat sur la migration subsaharienne dans le pays n’avait pas pris les proportions qu’il a aujourd’hui, il se réduisait à quelques articles de presse. Nous étions avant la pandémie, dans une dynamique plutôt encourageante pour étudier la question de l’africanité. Mon master, et ceux qui sont apparus dans d’autres facultés tunisiennes après la révolution, représentent un pas en avant dans les sciences sociales pour produire un savoir afro-africain sur cette identité africaine, après cinquante ans d’indépendance de la plupart des pays du continent. Il faut se poser la question de comment nous nous voyons, et comment nous analysons les dynamiques dans nos sociétés. Cela coïncidait aussi avec le vote de la loi de lutte contre le racisme et les discriminations en 2018, donc il y avait un élan dans le bon sens.
La dimension africaine est peu valorisée dans la construction de l’identité du pays, vous parlez d’ailleurs d’une structure hiérarchique des identités. Pouvez-vous expliquer ce terme ?
Je me suis rendue compte que le manuel scolaire tunisien n’était pas seulement un outil pédagogique mais aussi politique. En cherchant la représentation de l’identité africaine dans les livres, j’ai découvert l’existence d’autres sphères identitaires présentées dans les manuels scolaires, chacune étant valorisée d’une certaine façon. La question de la « tunisianité » vient en premier, l’appartenance au Maghreb et à l’espace méditerranéen, au monde arabo-musulman arrive ensuite et, à la fin seulement, l’africanité.
C’est ainsi qu’on se retrouve automatiquement avec une hiérarchie, en fonction de l’importance qui leur est donnée dans le manuel scolaire. L’identité africaine est très marginalisée par rapport aux autres, l’Afrique se limite à la géographie ou au football. Par exemple, on voit souvent la mention de la Tunisie qui a participé à la Coupe d’Afrique des Nations en 2004 et qui a gagné. La représentation du Maghreb est aussi biaisée : de façon générale, elle reproduit toujours des rapports de domination nord-sud avec le Sahara comme délimitation. Une délimitation que je questionne, à la fois fausse frontière et barrière culturelle.
Outre l’absence de représentation de l’identité africaine, avec quels stéréotypes ou clichés les élèves tunisiens grandissent-ils ?
L’échantillon des douze manuels scolaires que j’ai étudiés date de 2002, donc il est un peu daté. Il faut noter une petite évolution depuis. Par exemple, le manuel d’anglais datant de l’année dernière se soucie davantage de l’africanité : on y trouve un texte sur le Rwanda qui parle de Kigali comme de l’une des villes les plus propres d’Afrique. J’ai été surprise par les questions des élèves, eux-mêmes étonnés, qui me demandaient où était le Rwanda, ils étaient très intéressés. Il y a aussi eu une réforme dans les manuels destinés aux élèves âgés de 7 ans : on y voit des Noirs qui occupent des postes valorisants de directeurs ou professeurs d’école, qui n’étaient jusque là réservés qu’à des personnages blancs.
Mais malgré ces avancées, beaucoup d’élèves grandissent avec l’image d’un Occident idéal encore très valorisé par rapport à une Afrique, réduite à un continent pauvre, rural et peu attrayant. Les représentations sociales des Noirs en Tunisie ressemblent à celles des manuels. Je les ai classées en trois catégories : des stéréotypes socio-économiques, culturels et géographiques. Dans les manuels scolaires avec des textes en français, le personnage noir est considéré comme quelqu’un que l’on doit accepter, intégrer comme si, de fait, il était rejeté. Il est dépeint à travers des caractéristiques physiques très stéréotypées : lèvres charnues, ventre arrondi comme un signe de malnutrition, pieds nus, mis en scène dans un milieu de désert et exotique, avec des bananes et du manioc comme seules nourritures.
Un pays comme le Sénégal n’est pas représenté par sa modernité. Le phénomène d’urbanisation en Afrique n’est pas mentionné : quand je leur montre des photos de certaines villes africaines avec des gratte-ciels, ils pensent toujours que c’est aux États-Unis ou en Europe. Et je dois leur expliquer que c’est juste à côté de chez nous.
Même si votre livre a été écrit avant le discours du président Kaïs Saïed, reste-t-il d’actualité ?
Je pense qu’il y a un regain du racisme en Tunisie. On l’a surtout vu l’année passée, avec les réactions autour de la politique de lutte contre la migration irrégulière. L’éducation ne fait que reproduire ce qui se passe dans la société. Les représentations sociales sont aussi figées dans les médias, la littérature, et j’espère que mon livre peut aider les enseignants à lutter contre les stéréotypes et toutes les formes de discrimination. Il faudrait que l’on intègre plus de sociologues et d’historiens dans la conception des manuels scolaires aussi.
Des réformes de manuels sont en cours, cela pourra améliorer un peu les représentations, même si le changement ne relève pas que de l’éducation. Pour faire face à la culture de déni entourant le racisme dans notre pays, un effort important doit être consacré au travail de mémoire, notamment dans le milieu éducatif qui peut constituer un bon point de départ.
L’Afrique et les Africains dans les manuels scolaires tunisiens, de Rahma Talmoudi (éd.Nirvana, 2024)
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