En RDC, le tribalisme sur le banc des accusés
À seulement 25 ans, Don de Dieu Louis Nyembo vient de remporter le concours de plaidoiries des avocats pour les droits humains, organisé par le Mémorial de Caen. L’intervention du jeune avocat portait sur le tribalisme, un fléau qui, selon lui, gangrène la société congolaise dans l’indifférence des autorités publiques. Jeune Afrique publie ici sa plaidoirie, « repenser et panser le tribalisme ».
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Me Louis Don De Dieu Nyembo
Avocat au Barreau du Haut-Katanga, en République démocratique du Congo
Publié le 22 mars 2024 Lecture : 8 minutes.
Desmond Tutu affirmait en son temps que « le tribalisme est souvent glorifié comme un retour à nos racines, mais [qu’] il est en réalité un pas en arrière vers l’ignorance et la division ». Dans l’État d’où je viens, le tribalisme n’a de cesse de se revêtir de sa plus sombre robe, telle la faucheuse n’ayant aucun égard pour la vie. D’ailleurs, même la faucheuse, me semble-t-il, considère au moins que tous les hommes sont égaux face à elle. Pour le citoyen tribaliste cependant, l’inégalité est devenue la règle car, désormais, il choisit impunément ceux qui mériteraient de vivre et ceux à qui la mort et la misère siéraient le mieux par le fait de leur appartenance tribale.
La République démocratique du Congo, que vous connaissez certainement bien, pas que pour son extrême richesse géologique mais aussi pour son classement paradoxal parmi l’une des cinq nations les plus pauvres au monde en 2022, est constituée de 26 provinces dans lesquelles on retrouve disséminée une majeure partie de la population en perpétuelle quête du minimum vital. Et la cause qui vous est présentée tire ses origines des conflits tribaux entre deux des provinces du pays.
« Meurs, sale chien ! »
Le 12 novembre 2023, vous preniez peut-être bien votre doux café de routine tandis qu’à Malemba Nkulu, dans la province du Haut-Lomami, des soulèvements avaient lieu en pleine matinée à la découverte du corps sans vie, abandonné dans la rue, d’un jeune conducteur de moto. Les natifs de la province du Haut-Lomami, se fondant sur des suppositions et des préjugés, accusèrent des originaires de la province du Kasaï résidant dans le Haut-Lomami d’avoir commis ce meurtre. Ainsi, résolus à ôter la vie à toute personne d’origine kasaïenne dans le Haut-Lomami, des hommes ont agressé sexuellement, et publiquement, une femme âgée d’une vingtaine d’années sur le critère de son appartenance à la tribu qu’ils méprisaient, et ce en présence de ses enfants mineurs.
N’étant pas assez satisfaits de leur scélératesse, ils ont même entrepris d’introduire un bâton d’à peu près un mètre dans l’organe génital de la pauvre femme, laquelle se débattait éperdument, à la satisfaction des spectateurs de la scène, prenant plaisir à ses cris et pleurs. « Pitié ! Mais que vous ai-je fait ? » interrogeait-elle en langue locale ses bourreaux, recevant pour seules réponses des insultes et propos sadiques. Dans la même journée, à un deuxième homme, on a tranché la gorge ; au troisième, on a tranché la tête comme on le ferait pour une vulgaire bête, et des images plus répandues montrent un quatrième homme âgé d’une trentaine d’années qui se fait abattre publiquement à coups de bâton et de marteau jusqu’à son dernier souffle. « Meurs, sale chien ! » sont les dernières paroles que cet homme aura entendues avant son douloureux trépas. Toutes ces personnes ont été privées de dignité humaine pour la seule raison qu’elles avaient été identifiées comme originaires d’une tribu différente de celle de la province dans laquelle elles résidaient. Ces actes barbares ont ainsi eu pour seul mobile la haine tribale et l’intolérance.
Quelques semaines plus tard, d’autres images sont diffusées, montrant cette fois au moins cinq personnes tuées en plein jour et dont les corps gisaient à même le sol. Les bourreaux qui filmaient fièrement cette scène revendiquaient la tuerie au nom des victimes kasaïennes de la province du Haut-Lomami, se prévalant ainsi de leur propre turpitude et faisant du territoire congolais le théâtre d’une justice tribale résolue à donner la mort. Mais « il faut pourtant refuser, toujours et partout, que sous couvert de justice, la mort soit la loi », comme l’affirmait l’illustre Robert Badinter.
« Notre justice est malade… »
On retiendra que les droits fondamentaux de toutes ces personnes ont été violés sous le regard des pouvoirs publics, qui n’ont même pas été en mesure d’identifier nommément les victimes. Le peuple ainsi que les familles éprouvées n’ont eu droit qu’à des enregistrements vidéos montrant les corps de leurs proches souillés, ensanglantés et déshumanisés. Il sied de signaler que cette barbarie de novembre 2023 est la énième d’une série de dissensions tribales datant des années 1990 dans le pays. À ce jour, et comme pour les précédentes fois, l’on tâtonne à établir officiellement les responsabilités. « La situation est relativement calme… », c’est la rengaine servie au peuple après la perpétration de nouveaux méfaits. C’est une phrase a priori rassurante mais elle ne panse aucune blessure, surtout quand il est question de violation préméditée et flagrante des droits censés être garantis.
L’État congolais a oublié que ces faits ont pour corollaire les obligations de prévention, de sanction et de réparation lui incombant, et non une justice essentiellement discursive se limitant parfois aux indignations formulées publiquement. « Notre justice est malade… », tel est le diagnostic qui a été fait par le gouvernement lui-même, à la grande stupéfaction de la population, au mois de février dernier. Pourtant, Jacques Vergès soulignait, à raison, que « la justice est une lutte, [qu’]elle implique la mobilité ». Et les obligations de la République démocratique du Congo en matière de discrimination tribale, raciale ou ethnique découlent de son propre arsenal juridique.
L’article 51 de la Constitution de la République démocratique du Congo de février 2006 dispose que « l’État a le devoir d’assurer et de promouvoir la coexistence pacifique et harmonieuse de tous les groupes ethniques du pays. Il assure également la protection et la promotion des groupes vulnérables et de toutes les minorités. Il veille à leur épanouissement ». L’article 60 astreint littéralement le pouvoir public et toute personne au respect des droits de l’homme.
La RDC a failli
Les actes de novembre 2023 ont été perpétrés au préjudice du droit à la vie et en violation de l’interdiction des traitements cruels, inhumains et dégradants, sans que le gouvernement congolais n’ait honoré son devoir constitutionnel prescrit à l’article 51. L’article 2 alinéa 2 de la Convention sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale, ratifiée par la RDC depuis le 9 juillet 1976, dispose plus explicitement que « les États parties prendront dans les domaines social, économique, culturel et autres, des mesures spéciales et concrètes pour assurer comme il convient le développement ou la protection de certains groupes raciaux ou d’individus en vue de leur garantir, dans des conditions d’égalité, le plein exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Dans le cas d’occurrence, aucune mesure concrète, encore moins spéciale, n’a été prise par l’État congolais en vue de résorber ce phénomène tribal qui a franchi toutes les limites “droit-de-l’homminiennes”. […] Pourtant, l’article 215 de la Constitution de la RDC dispose que « les traités et accords internationaux régulièrement conclus ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois… ».
Ces textes ratifiés et publiés ont ainsi vocation à s’appliquer. Or, la RDC a manqué à l’obligation positive qui lui incombait de prendre des mesures nécessaires à la sauvegarde de ces droits. Selon l’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans cette Déclaration puissent y trouver plein effet ». La non-discrimination fait partie des droits à protéger. La Déclaration universelle des droits de l’homme relève du droit coutumier des nations et, à ce titre, lie tous les États, dont la République démocratique du Congo.
Les victimes des tueries du Haut-Lomami, dans la province du Kasaï, ainsi que tous leurs ayants droits déplacés, sont arbitrairement privés de l’application de ces textes. Un fait qui laisse s’installer et se pérenniser les germes de la récidive criminelle dans le pays.
Désapprendre l’intolérance
Certains parmi vous m’objecteraient peut-être que le tribalisme en République démocratique du Congo est une fatalité. En tant qu’État le plus vaste d’Afrique centrale avec une superficie de 2 345 410 km² et une population d’environ 89 millions d’habitants où l’on retrouve plus de 500 tribus, la RDC ne saurait ne pas être tribale, car plus de 500 tribus, ce seraient plus de 500 perceptions différentes de la cohabitation avec autrui. Et Pierre Péan de rajouter : « Après quelques jours au Congo, tout observateur s’aperçoit que, si officiellement le tribalisme n’existe pas, il imprègne au moins toute la vie publique… À ceux qui penseraient cela, je rappellerai tout d’abord ces mots de Kofi Annan : “L’intolérance est apprise, elle peut être désapprise.” »
Comment une République parviendrait-elle à mettre fin au pillage de ses ressources naturelles et à l’agression armée qu’elle subit depuis près de 30 ans si elle demeure dispersée dans les intérêts tribaux au détriment de l’intérêt collectif ? Dans son livre Holocauste au Congo, Charles Onana vous présente une République affaiblie par la guerre. Moi, je vous parle d’une nation déchirée par la crise identitaire. Certes, une Commission vérité et réconciliation a été créée en 2003 avec pour objectif, entre autres, d’éradiquer le tribalisme en République démocratique du Congo. Cette initiative est visiblement restée lettre morte, sinon nous ne continuerions pas de compter nos morts. La vérité est que l’État congolais est passif vis-à-vis du tribalisme et, comme le remarquait si bien Montané de La Roque : « Pendant longtemps, les excès de la puissance publique furent surtout redoutés ; de nos jours, l’impuissance publique est devenue la forme la plus répandue de l’arbitraire des pouvoirs publics. »
Supprimer les causes du mal
J’éprouve un profond sentiment de soulagement d’avoir pu porter cette cause au-delà des frontières de mon État car « le peuple est un silence, je serai l’immense avocat de ce silence. Je parlerai pour les muets », comme disait Victor Hugo. Le peuple congolais a longtemps souffert de l’apathie de l’État vis-à-vis de ce phénomène et il est temps de pousser la conscience universelle à repenser au tribalisme, y réfléchir plus profondément car certains en ont perdu de leur vie et d’autres courent le même risque.
Mais il faut aussi et surtout panser le tribalisme. Les gouvernants de la République démocratique du Congo prétendent dans leurs discours vouloir l’éradiquer mais, au vu des tueries de novembre 2023 et de la gestion légale qui en a été faite, il y a lieu de rejoindre la pensée d’Hippocrate suivant laquelle « quand quelqu’un désire la santé, il faut d’abord lui demander s’il est prêt à supprimer les causes de sa maladie. Alors seulement est-il possible de l’aider ». Panser le tribalisme, c’est donc avant tout garantir la jouissance équitable des droits fondamentaux à tous. C’est s’assurer de répartir équitablement les richesses du pays et résorber les facteurs de l’exode rural. C’est prôner l’égalité des chances dans les milieux socioprofessionnels. C’est établir les responsabilités des tueries récentes. C’est rendre justice à ces humains qui ont perdu la vie parce qu’ils étaient prétendument différents.
Je réclame dignité pour toutes ces personnes déshonorées dans leur propre patrie. Arundhati Roy affirmait à raison : « On ne fera pas un monde différent avec des gens indifférents. » Permettez-moi de rappeler à l’attention de tous que lutter contre le tribalisme par le discours en lieu et place de rendre effectivement justice, c’est aussi de l’indifférence car la justice n’est pas dans les discours, mais dans le respect des droits.
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