Chakib Arslan, premier promoteur du nationalisme maghrébin

Dans les années 1930, les indépendantistes en maturation du Maghreb ont un œil rivé sur leurs homologues du Proche-Orient, qu’ils prennent comme figure tutélaire. C’est le cas de l’émir syrien Chakib Arslan, dont le discours retentit aux quatre coins de l’Afrique du Nord.

Chakib Arslan © Creative Commons.

Chakib Arslan © Creative Commons.

Publié le 7 avril 2024 Lecture : 4 minutes.

Très tôt, les positions de Chakib Arslan, Syrien de confession druze, ont fâché la France, puissance mandataire en Syrie et au Liban. Dès 1919, il est ainsi exilé à Genève où il séjourne jusqu’en 1937. La capitale suisse abrite alors la Société des Nations (SDN), l’ancêtre de l’Organisation des Nations unies (ONU) institué après la Première Guerre mondiale pour éviter tout conflit majeur dans l’avenir. Par son internationalisme, est-elle une remarquable caisse de résonance pour la croisade panislamiste, panarabe et anticoloniale d’Arslan.

Berbères et nationalistes marocains

Cette croisade est alimentée par des contributions intellectuelles. « Pourquoi les musulmans ont-ils pris du retard et pourquoi les autres ont-ils pris de l’avance ? C’est la question que posa Chakib Arslan en titre d’une brochure publiée dans les années 1930 », raconte l’historienne Sabrina Mervin. Cette interrogation, que l’on retrouve dans La Nation arabe, une revue diffusée dans tous les pays arabo-musulmans, taraude en définitive tous les intellectuels arabes, depuis le Machrek jusqu’au Maghreb. Et Arslan développe à cette époque une sollicitude particulière à l’égard du nationalisme nord-africain, alors en pleine germination. Pourquoi un tel intérêt à ce moment précis ? Le déclencheur est sans aucun doute le Dahir berbère, une loi coloniale visant à imposer une division ethnique entre Arabes et Berbères.

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L’affaire a débuté le 6 mai 1930, lorsque le sultan Mohammed ben Youssef est poussé par le résident général Lucien Saint à signer un décret chérifien. Celui-ci est une intrusion juridique directe du Protectorat dans la vie coutumière de la société amazigh, postulant que la loi et les hommes de loi priment sur toute autre chose. Levée de bouclier immédiate. « L’affaire du Dahir berbère ne marqua pas seulement la prise de conscience du nationalisme marocain, il intégra le Maroc musulman à l’islam œcuménique en faisant participer tous les fidèles aux épreuves de leurs frères maghrébins. L’affaire savamment orchestrée par Chakib Arslan prit une ampleur orientale », assure Charles-André Julien, historien et témoin du Maghreb colonial, dans son livre L’Afrique du Nord en marche 1880-1952 (Omnibus, 2002).

Arslan, « arabisant hors pair, dit “prince de la rhétorique” », comme le rappelle l’historien Pierre Vermeren, va vouloir marquer le coup en se rendant au Maroc. C’est à Tanger, zone internationale, qu’il fait sa première escale en août 1930. Mais il n’y reste pas longtemps, car c’est à Tétouan, capitale du Protectorado espagnol, que se trouve le quartier général du nationalisme marocain en zone espagnole. Les nationalistes de la zone française, tels que Mohammed el-Fassi ou Ahmed Balafrej, ne ratent pas non plus l’occasion de rencontrer leur mentor. Faut-il rappeler que Balafrej connaît le Syrien auprès de qui il a pris conseil pour fonder à Paris l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord.

Après ces premiers pas, l’indépendantiste marocain Mohammed el-Ouazzani devient, entre 1930 et 1933, le secrétaire personnel de Chakib Arslan à Genève. Avec la fondation, en 1934, du Comité d’action marocaine, ancêtre de l’Istiqlal, la correspondance entre les leaders marocains et l’émir ne fait que s’accentuer. Devenu une figure du parti, Ahmed Balafrej fera souvent le déplacement à Genève pour prendre conseil auprès du Syrien. Arslan, probablement par le biais des Marocains, se rapprochera aussi de Jean Longuet, membre de la gauche anticolonialiste française.

Fin de l’Empire ottoman et rapprochement avec Mussolini

L’influence de Chakib Arslan ne se limite pas au Maroc. C’est dans toute l’Afrique du Nord qu’il est actif, et ce, depuis plusieurs années. En 1912, lors de la conquête italienne de la Tripolitaine, il est aux côtés de la confrérie des Sénousites, principale force de résistance à l’occupation italienne. Il y séjourne huit mois durant. Ensuite, depuis la Tunisie, il assure le ravitaillement des troupes turques qui se battent contre les Italiens. Cela n’est pas insolite quand on connaît le caractère turcophile et ottomanophile de Chakib Arslan. Ne défend-il pas une union panislamiste entre Arabes et Turques afin de lutter contre les empires coloniaux ? Cette prise de position l’éloigne quelque peu des affaires maghrébines, jusqu’aux années 1930.

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Mais l’après-guerre et le traité de paix de Versailles ont redistribué les cartes géopolitiques de la Méditerranée. Avec la disparition de l’Empire ottoman et de l’ottomanisme, Arslan change son fusil idéologique d’épaule. Le militant syrien est contraint de se recentrer sur le monde arabe et ses deux composantes majeures : le Maghreb et le Machrek. Il condamne durement la politique de Mussolini en Libye, en particulier l’exécution, en septembre 1931, du vieux chef sénousite Omar el-Mokhtar après un procès bâclé. Cette animosité à l’égard de l’Italie ne dure toutefois guère. La propagande pro-arabe et anti-française du Duce, portée par les ondes de Radio-Bari, plait à Chakib Arslan, qui aura ensuite ses entrées à Rome.

Côté algérien, il prend langue avec Messali Hadj, à Paris. Dès 1927, celui-ci y anime le premier véritable parti indépendantiste algérien, L’Étoile nord-africaine (ENA). « Messali et ses proches collaborateurs définissent un programme novateur pour l’époque […] : une revendication politique, axée sur la constitution d’un État algérien […] ; une revendication sociale, l’égalité ; une revendication économique portant sur la nationalisation des mines, des banques et des entreprises », résumait l’historien Jacques Valette (1929-2021). La Tunisie n’est pas non plus absente de ses préoccupations. En 1937, Habib Bourguiba rend, dans un article, hommage au Syrien après l’avoir rencontré à Paris. « L’émir Chakib Arslan est très populaire en Tunisie, il a sa légende parmi nos militants », assure-t-il.

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Au moment des décolonisations, dans l’après Seconde Guerre mondiale, des tendances opposées se manifestent dans tous les partis nationalistes maghrébins. Messalistes et réformistes du Front de libération nationale (FLN) en Algérie, Destour et Néo-Destour en Tunisie, progressistes de Ouazzani et conservateur d’el-Fassi au Maroc… Chakib Arslan n’aura de cesse d’œuvrer à la réconciliation des différents clans pour donner un visage unique et unifié aux revendications d’indépendance.

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