En Tunisie, des médecins arrêtés en vertu de lois « des années 1950 ou 1960 »

Le récent décès en prison d’un psychiatre accusé d’avoir prescrit des stupéfiants est l’un des symptômes du malaise de la psychiatrie en Tunisie, et au-delà de tout le secteur médical, mais aussi celui d’une absurdité juridique. Entretien avec le Dr Mounir Jerbi, du Syndicat tunisien des médecins libéraux.

Mounir Jerbi à Tunis, en novembre 2023, lors d’une manifestation de médecins pour la Palestine. © DR

Mounir Jerbi à Tunis, en novembre 2023, lors d’une manifestation de médecins pour la Palestine. © DR

Publié le 1 avril 2024 Lecture : 6 minutes.

La mort en détention préventive, mi-mars, du psychiatre Mohamed Hajji, soupçonné d’avoir délivré des ordonnances de complaisance, n’est que l’un des indices du profond malaise qui frappe le corps médical tunisien. D’autres soignants sont actuellement poursuivis dans le cadre de leur pratique. On estime à 1 450 le nombre de médecins qui ont quitté le pays en 2023, et beaucoup font état d’un sentiment d’insécurité.

Quand ils s’expriment, les professionnels de la santé évoquent souvent un secteur au bord de l’effondrement, impacté par un cadre juridique lacunaire et un ministère paralysé par une absence de décision.

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Le point avec le docteur Mounir Jerbi, membre de la commission administrative du Syndicat tunisien des médecins libéraux, qui précise le contexte et appelle à l’élaboration d’une loi spécifique sur la responsabilité médicale en collaboration avec les instances des professions concernées.

Jeune Afrique : Où en est l’adoption de la loi sur la responsabilité médicale ?

Mounir Jerbi : Elle est en cours d’examen auprès de la commission de la santé, sans que l’on sache quel est son contenu ni s’il s’agit d’une ancienne mouture. Les ministères concernés – Santé, Intérieur et Affaires sociales – ont été convoqués, ainsi que l’Ordre des avocats.

Mais ni l’Ordre des médecins ni aucun des syndicats médicaux n’ont été invités. C’est déplorable. Comment éviter les problèmes dans le futur si on n’écoute pas les parties concernées, d’autant que les points de litige sont nombreux ?

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À quels points de litige faites-vous allusion ?

Cela concerne notamment le financement de la caisse d’indemnisation par la collectivité et non par les médecins, trop peu nombreux et qui auraient à assumer individuellement des surcoûts en matière d’assurance professionnelle. Par ailleurs, la loi prévoit les aléas qui sont de l’ordre de l’imprévisible et se produisent après-coup. Il manque les autres formes de préjudices qui peuvent faire l’objet d’une approche préventive.

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Globalement, qu’attendez-vous d’une loi spécifique sur ces sujets ?

Cette loi va délimiter et codifier la responsabilité médicale. C’est essentiel dans la mesure où les juges d’instruction ne sont pas au fait des spécificités du métier médical et de ses obligations. S’ils se réfèrent uniquement au code pénal, ils ne peuvent qu’incarcérer le médecin. Depuis quelques années, une habitude s’est installée : les juges usent de plus en plus fréquemment de la détention préventive, alors que les prévenus peuvent être mis en examen sans être mis sous les verrous durant l’instruction.

Durant l’année écoulée, sept psychiatres ont été arrêtés. Sur les 700 psychiatres formés depuis l’indépendance, il n’en reste que 300, beaucoup ont quitté le pays. Les déserts médicaux sont partout en Tunisie, hors les zones côtières, surtout en psychiatrie. Il n’y a plus de psychiatre au Kef (Nord-Ouest). Celui qui était en poste là-bas est en prison pour avoir émis une ordonnance sur laquelle il avait mentionné que c’était un duplicata, et qui n’est donc pas exécutable. Malgré cela, il est accusé de falsification.

Les médecins sont donc exposés à des interprétations ou à des lacunes juridiques ?

Parfois, il s’agit d’une simple méconnaissance, comme celle qui a fait dire à une juge du tribunal de La Manouba (Tunis) que les médecins généralistes ne peuvent émettre d’ordonnances bleues qu’en urgence.

Après vérification, il apparaît qu’une circulaire y oblige effectivement les médecins de la santé publique, mais sans aucune contrainte pour les praticiens de libre pratique qui peuvent faire une prescription sur ordonnance bleue et orienter le patient vers un psychiatre.

Et cela sans prise en charge faute de centres de désintoxication, de prise en charge hospitalière correcte des malades, lesquels sont, en outre, stigmatisés avec ces ordonnances bleues, qui sont une trouvaille toute tunisienne. Alors qu’au départ, ce système visait à limiter la prescription pour contrer les trafics, le résultat a été inverse : l’ordonnance bleue permet d’identifier des malades qui sont ensuite dépouillés de leurs médicaments par des malfrats. Le fait que le pays ne compte qu’un seul hôpital psychiatrique pour 12 millions d’habitants montre aussi combien le malade atteint de troubles psychiatriques lourds est négligé.

Y a-t-il d’autres raisons à la rigidité de la justice ?

Sans doute l’ampleur que prend la toxicomanie dite légère, qui coûte moins cher que l’addiction aux drogues dures. Les toxicomanes font usage de haschich mais détournent aussi des médicaments. Cette tendance est accentuée par la présence de migrants, souvent clandestins, qui ont été expulsés d’Italie, et aussi par la toxicomanie en milieu carcéral, qui est avérée et permet de maintenir un semblant de calme dans des prisons surpeuplées. Vu l’effondrement du système de santé, il n’y a pas de prise en charge. Sur trois centres de toxicomanie, un seul est plus ou moins opérationnel, avec une capacité de 20 à 22 usagers.

On voit par ailleurs que les arrestations de médecins se multiplient, pourquoi ?

La Tunisie souffre d’une législation un peu dépassée. L’absence d’une loi qui résumerait et permettrait une cohérence entre les textes, pose problème. Avec le temps, il y a eu négligence – ou absence d’anticipation – sur les problèmes à venir. Les lois se sont accumulées, parfois elles ne sont pas compatibles entre elles et il faut y ajouter une lacune législative à un certain niveau.

C’est-à-dire ?

La lacune à laquelle je fais allusion tient au fait qu’en Tunisie, les médecins sont traduits devant les juridictions classiques, alors qu’ailleurs, notamment en France, il existe des lois spécifiques à l’exercice médical. Chaque acte pour un médecin, même le plus banal comme celui de prescrire un médicament, peut comporter un effet indésirable.

Sans compter les aléas thérapeutiques qui font que le risque zéro n’existe pas. Le médecin a une obligation de moyens mais pas d’obligation de résultats. C’est pourquoi il faut des lois spécifiques.

Concernant les médecins récemment arrêtés, quel est le fond du problème ?

L’exercice médical est régi par des textes anciens. Quand il s’agit de médicaments neurologiques ou de psychotropes, le législateur travaille encore avec des références des années 1950 et 1960, et considère ces médicaments comme des produits stupéfiants.

Dans les dernières affaires concernant des médecins, ces derniers ne prescrivaient pas de stupéfiants, mais des produits addictifs. Ceux-ci sont d’ailleurs officiellement désignés comme des « correcteurs » et sont prescrits pour corriger les effets indésirables de certains psychotropes. Il suffit de se référer à leur classification pour s’en assurer. Dans les faits, ils peuvent effectivement être détournés par des réseaux de trafiquants, mais ces produits ne peuvent être considérés comme des stupéfiants.

Dans un autre contexte, vous l’avez évoqué, les familles de prisonniers rapportent souvent que les médicaments ne sont pas délivrés aux détenus malades…

Ce n’est pas tout à fait ainsi. Les familles ne peuvent apporter les médicaments qui ont été prescrits hors de la prison, par crainte de substitution. Mais il faut savoir que les médecins des prisons n’ont à leur disposition qu’une liste limitative de médicaments, si bien que certains traitements aux formules différentes peuvent ne pas convenir au malade.

L’ironie de l’histoire, c’est que le docteur Mohamed Hajji, qui est décédé à la suite d’une série de défaillances, dont un défaut de soins adéquats, a été psychiatre pendant six ans dans la prison où il était détenu. Cela peut arriver à n’importe qui, à tout moment.

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