Abdelmajid Mehdi, de la rue aux étoiles du Palais de Tokyo

Immigré marocain en France, exclu et marginalisé, l’artiste ne doit sa survie qu’à son travail sur le cosmos, loin des contingences terrestres. Et à une rencontre inattendue l’ayant conduit jusqu’au musée parisien d’art contemporain. Récit. 

L’artiste Abdelmajid Mehdi devant certaines de ses œuvres. © DR.

L’artiste Abdelmajid Mehdi devant certaines de ses œuvres. © DR.

Publié le 4 mai 2024 Lecture : 7 minutes.

« Je ne lâcherai pas prise. » L’histoire d’Abdelmajid Mehdi, c’est d’abord celle de coups durs, puis d’une lente dérive, ponctuée de moments de grâce et d’une réflexion artistique inépuisable. Comme le cosmos et l’univers, « son dada ». En 2022, il vivait seul, exclu et marginalisé par les institutions, dans une caravane insalubre à Vitry (banlieue sud de Paris).

Depuis février dernier et jusqu’au 30 juin, il expose une vingtaine de ses œuvres au Palais de Tokyo (Paris), le plus grand centre d’art d’Europe, dans le cadre de l’exposition « Signal » de l’artiste plasticien Mohamed Bourouissa. Une renaissance pour ce septuagénaire loquace et attachant, dont le tempérament est à l’image de ce que sa vie est et a été : un roman à tiroirs. Chez lui, les histoires secondaires supplantent souvent le récit initial, les digressions s’amoncellent et les ellipses s’enchaînent, mais toutes les dates importantes de son existence restent gravées en sa personne.

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La première de ces dates n’est autre que celle de sa naissance en 1950, à Taza, une ville montagneuse située entre Oujda et Fès, dans un Maroc sous protectorat. En 1956, le pays obtient son indépendance : « J’ai six ans et c’est ma première année d’école. Dans ma classe, nous étions une cinquantaine d’enfants. Et puis il y avait Madame Cortez, notre institutrice, qui nous a tous embrassés avant de quitter l’école et le Maroc. Je m’en souviens encore ! »

Initié au dessin par son père

À Taza, les parents d’Abdelmajid Mehdi tiennent un commerce familial. Après l’école, il y travaille souvent. C’est son père qui l’initie au dessin, « alors qu’il n’était pas dessinateur », précise l’artiste. Le jeune garçon excelle, au point qu’au cours de l’enseignement secondaire, professeurs et camarades s’agglutinent devant son cahier de devoirs débordant de croquis. Aux alentours de 1964, à 14 ans, il expose ses premières œuvres « à la deuxième ou troisième foire de Taza ». « En face de moi, il y avait un stand d’infirmières qui présentaient le contraceptif féminin ! »

Dès l’enfance, Abdelmajid Mehdi est marqué par la spiritualité, et la relation entre l’homme et le divin. Toutes les semaines, il assiste aux causeries religieuses et aux récitations du Coran, organisées par diverses confréries religieuses d’inspiration soufie, qui font partie intégrante du paysage marocain. « J’ai compris que Dieu était dans le ciel. »

À 18 ans, il vit une expérience « surnaturelle ». À la campagne, chez l’une de ses tantes, il s’isole dans une chambre afin de faire sa prière de l’après-midi. « Dès que j’ai commencé à réciter le Coran, j’ai senti une odeur d’encens brûlé, mais il n’y avait aucune fumée. J’ai cru que c’était ma tante, mais elle m’a répondu : “L’ancien propriétaire aimait qu’on récite le Coran, continue !” J’ai continué et j’ai ressenti quelque chose de très positif. » Abdelmajid Mehdi, qui croit en l’existence des djinns (créatures surnaturelles dans le monde islamique) développe une sensibilité aux mondes invisibles.

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Recruté à l’ambassade pour travailler en France

À peu près à la même période où il expose à la foire de Taza, son père part travailler en France. « Il envoyait des cadeaux, notamment une machine à coudre à ma mère et des journaux français, L’Express, Le Point. Je me régalais avec ça et ça m’a mis l’eau à la bouche ! » Et puis un beau matin de 1970, alors qu’il se promène dans les rues de sa ville, Abdelmajid Mehdi aperçoit un attroupement devant l’hôpital de Taza.

« J’ai demandé ce qu’il se passait et on m’a dit qu’une délégation française de l’Office national de l’immigration était là pour recruter les jeunes qui voulaient travailler en France. Même mes amis qui travaillaient à l’ambassade ou au consulat voulaient y aller », raconte l’artiste. Après une série de tests psychotechniques, puis une visite médicale à Casablanca, Abdelmajid Mehdi et une poignée de camarades sont envoyés dans le nord de la France, près de Lille. Puisqu’un autre homme de la famille a rallié l’Hexagone, son père décide alors de rentrer au pays.

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« Nous étions destinés à l’automobile et puis on s’est finalement retrouvés dans une usine de chiffons. Bien sûr, nous avons protesté, puis nous avons fini à Saint-Pierre-sur-Dives, près de Caen, dans une usine de PVC pendant dix ans. »

J’ai dessiné une forêt qui recouvre un cimetière. Un arbre est planté sur chaque tombe et il monte au ciel. Au bout de certains arbres, il y a non pas des fruits mais des chérubins

Abdelmajid Mehdi,artiste

Au début des années 1980, Abdelmajid Mehdi, qui ne souhaite pas rester ouvrier, suit une formation pour devenir métreur, dessinateur et architecte à l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) de la chambre des métiers Poitiers, et il obtient sa qualification.

« J’avais un collègue, c’était un bon chrétien et moi un bon musulman. Au début, j’allais à l’hôtel pendant la formation, lui dormait dans un presbytère, il a fini par me dégoter une chambre. Le père Lores, qui gérait cet endroit, était lui aussi un artiste. Un jour, il m’a demandé de lui faire une toile afin qu’il l’offre à un ami, René. J’ai dessiné une forêt qui recouvre un cimetière. Un arbre est planté sur chaque tombe et il monte au ciel. Au bout de certains arbres, il y a non pas des fruits mais des chérubins. Le père Lopes en a fait faire huit exemplaires et la femme de René a adoré ! »

Un « cosmologue brut » exposé à Bruxelles

Abdelmajid Mehdi a été qualifié de « cosmologue brut », par la Centrale for Contemporary Art (centre d’art contemporain bruxellois), où il a exposé en 2016. « Je travaille sur le système solaire, l’univers, les galaxies, la relation entre l’homme et le céleste, l’homme et dieu à travers l’âme. Planètes, animaux, plantes, même un grain de poussière, s’il y a une vie, il y a une âme », abonde l’artiste. La réflexion artistique le conduit désormais à travailler sur l’existence d’une puce invisible, implantée dans notre nuque, qui serait le réceptacle des souvenirs et émotions vécus lors de notre épisode terrestre.

Il faut dire que des émotions fortes et des coups du sort, Abdelmajid Mehdi en a vécu à la pelle. « Cela donne une certaine expérience de la vie », dit-il sarcastique. Au début des années 1990, il travaillait comme dessinateur dans une entreprise de Courbevoie, sauf qu’il dormait dans sa voiture. « Mes patrons m’offraient le bureau pour que j’y dorme. J’ai demandé de l’aide au maire de l’époque, il m’a pris par la manche et sorti de son bureau. »

Dans la foulée, Abdelmajid Mehdi subit l’inimaginable. « C’était un mois de mars, à 6 heures du matin, je dormais. Nous étions en plein mois de ramadan, exactement comme aujourd’hui. Les policiers sont arrivés à quatre, ils m’ont traîné dans le froid, la pluie, la boue. J’ai crié tellement c’était un moment douloureux pour moi. Ils m’ont collé un attentat à la pudeur sur le dos et j’ai été psychiatrisé. C’est mon patron qui m’a sorti de là. Entre-temps, les autorités de la ville ont brûlé mes travaux, mes dossiers, mes recherches artistiques. »

L’engrenage infernal

Cet évènement traumatisant fragilise Abdelmajid Mehdi. Dans un premier temps, il rentre auprès de sa famille au Maroc, pendant quatre ans. Puis revient dans l’Hexagone, dix jours avant l’expiration de son titre de séjour. « C’était l’année de la mise en place du RMI, j’ai touché cette allocation et je me suis dit que j’allais pouvoir me réinsérer. »

Il est alors logé dans un « hôtel social » à Clichy-la-Garenne, qui est en fait un lieu insalubre tenu par un marchand de sommeil. Sur place, l’artiste développe de l’asthme et se voit hospitalisé plus d’une vingtaine de fois. Le tenancier en profite pour remiser ses dessins à la cave. De pointages en stages, Abdelmajid Mehdi ne parvient pas à retrouver un emploi. « On a fini par me lâcher. Au début, étant l’aîné, je travaillais pour envoyer de l’argent à ma famille. Et après, d’échecs en échecs, je suis passée à côté de ma vie sociale et sentimentale. » Il dévisse, lentement.

Retrouvé grâce aux réseaux sociaux

Mais puisqu’il est tout de même habité, illuminé, Abdelmajid Mehdi s’accroche à ce qu’il a : ses dessins et le cosmos. « Avec ma petite allocation, je faisais toutes les bibliothèques pour continuer mes recherches et mon travail », raconte-t-il. Pour récupérer ses œuvres conservées par le marchand de sommeil, il contacte la Fondation Abbé-Pierre, et de fil en aiguille, une certaine Savine Faupin, conservatrice en chef du Lille Métropole Musée d’Art moderne (LaM) parvient à les récupérer. Au début des années 2010, Abdelmajid Mehdi expose à Lille et au Centre national d’études spatiales (Cnes), mais continue de mener une vie précaire.

Jusqu’à ce qu’il croise la route de Sherazade dans un supermarché. « Dès que je l’ai vu, j’ai senti un besoin de lui parler, c’est inexplicable. Je l’ai suivi, nous nous sommes parlé, il m’a décrit l’endroit où il habitait et je suis passée pour voir. Quand j’ai vu, j’ai décidé de faire une vidéo sur les réseaux sociaux afin d’interpeller les associations et les autorités. Celle-ci a vite tourné », raconte la jeune femme.

Les journalistes se sont manifestés, en particulier Leïla Amrouche, reporter pour Brut. « Elle est venue pour une première vidéo afin de raconter l’histoire d’Abdelmajid Mehdi et a découvert qu’il était artiste. Et juste après la diffusion, elle a reçu plusieurs messages, apprenant ainsi que le Palais de Tokyo et Mohamed Bourouissa étaient à la recherche de Monsieur Mehdi depuis dix ans ! »

Et c’est ainsi que « Monsieur Mehdi » s’est à nouveau raccroché à la vie, avec l’espoir que son travail continue d’être mis en lumière. « Il faut garder l’espoir dans la vie. Même au fond d’un puits, il y a toujours quelqu’un qui peut vous envoyer le seau et la corde », conclut-il.

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