Tunisie : assassinat de Chokri Belaïd, un premier verdict
Au terme de onze ans d’enquête, et après neuf ans de procès, les premières peines, allant de deux ans de prison à la peine de mort, ont été prononcées contre les vingt-trois prévenus, mais sans qu’on en connaisse le détail. Et l’identité des commanditaires demeure inconnue.
Le 6 février 2013, le très populaire leader de la gauche tunisienne, Chokri Belaïd, 48 ans, était abattu de quatre coups de feu à bout portant. Débutait alors en Tunisie un cycle de tensions et de violences politiques auquel mettra fin une mobilisation autour d’une initiative de dialogue national. Onze ans plus tard, ce 27 mars, après quinze heures de délibération, la justice a rendu son verdict dans cet assassinat aux allures d’affaire d’État.
Sur les vingt-trois accusés qui comparaissaient devant la cinquième chambre criminelle spécialisée dans les affaires de terrorisme auprès du tribunal de première instance de Tunis, 4 ont été condamnés à la peine capitale (qui ne sera pas exécutée puisque la Tunisie est signataire d’un moratoire depuis 1991), 2 à la réclusion à perpétuité, 12 à des peines allant de deux à cent-vingt ans de prison et 5 ont été acquittés.
Un jugement sans grande surprise, étant donné que les accusés étaient connus et identifiés depuis onze ans, notamment pour leur appartenance ou leur proximité avec le parti salafiste Ansar al-Charia, aujourd’hui classé comme terroriste.
Un point de presse matinal au lieu d’un direct en prime time
Mais les peines, telles qu’elles ont été annoncées par le vice-procureur de la République ce 27 mars au cours d’un point presse qui s’est tenu à 05 h 30, n’ont pas été détaillées : on ignore quelles charges ont été retenues individuellement et qui a écopé de quoi.
Par ailleurs, l’annonce du verdict avait été prévue initialement pour la veille, le 26 mars, sur El Wataniya 1, la première chaîne de la télévision publique, à 21 h 00. À cette heure de grande écoute, tout particulièrement pendant le ramadan, le point de presse organisé par le ministère public aurait eu toute l’attention nécessaire pour apparaître comme « le point d’orgue » de ce si long procès. Mais rien ne s’est passé comme prévu.
« Il est absurde d’anticiper sur la durée de délibération ! maugrée un avocat. Il ne s’agit pas de sortir lire un communiqué, les juges prennent leur temps, surtout pour une affaire de cette ampleur. Cela s’appelle rendre la justice… »
En lieu et place d’un direct en « prime time » sur la première chaîne, comme l’avait souhaité le collectif des avocats de Chokri Belaïd, qui avait fait reporter la dernière audience du tribunal pour s’assurer de la présence de médias, l’annonce s’est finalement résumée à un point presse très matinal du vice-procureur de la République.
Silence du collectif d’avocats
On se serait attendu à ce que le collectif d’avocats du comité de défense de Chokri Belaïd, qui a porté cette affaire à bout de bras durant dix ans avec une prise de risque certaine, dans un contexte politique où les dirigeants islamo-conservateurs d’Ennahdha étaient influents et présents au sein de l’appareil d’État, commente le jugement et apporte des éclaircissements à une opinion restée sur sa faim.
Pourtant, aucun d’entre eux, d’habitude prompts à donner de la voix, n’est intervenu dans aucun média. Leur éclairage aurait été précieux, d’autant que ce jugement a été prononcé en première instance, ce qui permet aux accusés de se pourvoir en appel. « Tout semble pourtant signifier que l’affaire est close », estime un juriste.
Première à réagir, dès le 27 mars, la Coalition tunisienne contre la peine de mort (CTCPM) déplore dans un communiqué les lenteurs de la justice. Elle estime que toute la lumière sur l’affaire n’a pas été faite, que les commanditaires n’étaient pas sur le banc des accusés, et déclare craindre que, à la faveur de l’affaire Chokri Belaïd, la peine de mort soit normalisée et mise en application.
Abdelmajid Belaïd et Mbarka Brahmi « soulagés »
Cette première réaction a été suivie, le même jour, par l’intervention sur Mosaïque FM de Mbarka Brahmi, la veuve de Mohamed Brahmi, autre leader de la gauche nationaliste arabe assassiné le 25 juillet 2013. L’ancienne députée a relevé la nécessité de traduire en justice ceux qui ont ordonné, organisé ou couvert l’assassinat de Chokri Belaïd, et a d’ailleurs constaté, avec « soulagement », une accélération du traitement de cette affaire.
Un avis partagé sur les mêmes ondes par le frère de Chokri Belaïd, Abdelmajid, qui exprime « un soulagement, une confiance et un espoir, maintenant que la justice est établie, après onze ans de procédure interminable ».
La famille et les proches semblent se contenter de ce verdict, tandis qu’Ennahdha – qui s’exprime peu depuis l’arrestation de nombre de ses dirigeants, dont son président, Rached Ghannouchi, en avril 2023 – a précisé dans un communiqué que « les conclusions et la décision de la justice démontraient l’innocence du parti et que son implication dans l’affaire relevait d’un complot du comité de défense de Chokri Belaïd pour porter atteinte à un rival politique ».
Pour Zied Lakhdhar, Ennahdha est « concernée »
Une réaction attendue autant que celle de Zied Lakhdhar, le secrétaire général du Parti unifié des patriotes démocrates (El Watad), le parti fondé par Chokri Belaïd. Lui estime au contraire que la bataille se poursuit pour « identifier ceux qui ont planifié, financé et commandité l’assassinat » et que l’officine secrète d’Ennahdha « est concernée » par cette affaire, laquelle pourrait avoir un lien avec l’assassinat de Mohamed Brahmi quelques mois plus tard. L’arrestation de Béchir Akremi, l’ex-procureur de la République qui avait suivi ces dossiers, en février 2023, accrédite cette approche.
Cet avis interpelle une opinion pour laquelle il est difficile de comprendre que la justice ne soit pas remontée jusqu’aux donneurs d’ordre, alors que l’enquête a permis d’identifier les exécutants depuis de nombreuses années.
« Ennahdha n’a plus aucun pouvoir, ses dirigeants sont en prison, pourquoi est-il si difficile de faire aboutir l’enquête ? », s’interroge un jeune homme qui, tous les mercredis, participe au sit-in de soutien à Chokri Belaïd. Il dit avoir « grandi avec cette affaire » et fait part d’un « sentiment d’inachevé » assez pénible. « On peut même penser que tout le bruit fait autour d’une implication d’Ennahdha masque d’autres coupables. Qui était aux commandes ? La justice doit être claire à ce sujet autrement ce ne sera plus la justice », assure celui pour qui Chokri Belaïd est un « père spirituel ».
Comme lui, d’autres sont perplexes et se demandent si justement ce verdict n’entérinerait pas un crime d’État dont les autorités savent tout, mais qui ne sera jamais officiellement résolu. Beaucoup affichent cependant une certaine satisfaction.
« Dans le contexte actuel où tous les doutes sont permis sur l’indépendance de la justice, on ne peut qu’être rassuré. Si la justice avait été aux ordres, les accusations auraient concerné des membres d’Ennahdha, ne serait-ce que pour les écarter définitivement », résume un Tunisois, qui avoue ajouter foi d’ordinaire aux manipulations et aux théories du complot.
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