Le boxeur Jack Johnson, du ring au roman graphique

Dans un album rythmé comme un morceau de jazz, le dessinateur marocain Youssef Daoudi et le poète africain-américain Adrian Matejka racontent le premier « combat du siècle » entre deux poids lourds, Jack Arthur Johnson et James J. Jeffries.

« Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde », de Youssef Daoudi et Adrian Matejka.

« Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde », de Youssef Daoudi et Adrian Matejka.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 11 mai 2024 Lecture : 7 minutes.

Le combat devait durer 45 rounds, ce 4 juillet 1910, à Reno, dans le Nevada. Mais dès le quinzième, James Jackson Jeffries, champion du monde poids lourd de boxe anglaise entre 1899 et 1905, s’affala dans les cordes. Il ne se releva pas, et sa tentative de come-back avec la casquette de « Great White Hope » (« Grand Espoir blanc ») fut son dernier combat.

Il était remonté sur le ring déterminé, avec un objectif bien précis : « Je vais combattre dans le seul but de prouver qu’un homme blanc est meilleur qu’un Nègre. » Et, devant une foule acquise à sa cause, qui scandait : « Tue le Nègre ! Tue le Nègre ! », il rencontra sa Némésis. Le « Géant de Galveston », « l’Éthiopien », ne lui laissa aucune chance. Ce jour-là, Jack Arthur Johnson devint le premier Noir champion du monde dans la catégorie poids lourds.

Jack Johnson (à dr.) contre James Jeffries, à Reno (États-Unis), le 4 juillet 1910. © Photo12/Alamy/CBW

Jack Johnson (à dr.) contre James Jeffries, à Reno (États-Unis), le 4 juillet 1910. © Photo12/Alamy/CBW

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Cette histoire, qui est aussi une histoire du racisme aux États-Unis, le dessinateur marocain Youssef Daoudi et le poète africain-américain Adrian Matejka nous la racontent dans un superbe roman graphique en rouge et noir : Le Dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde (éd. Futuropolis).

À l’image de son héros, l’ouvrage de 328 pages est massif, puissant, estomaquant. Les premières planches donnent le ton : gros plan sur les poings de Jack Johnson, dont la silhouette apparaît en ombres chinoises sur un mur rouge. « Depuis la nuit des temps les hommes n’ont cessé de combattre, avant de se battre pour de l’argent. Ils se battaient avec les mains. Ils se battaient avec des cailloux, des bâtons. Ils se battaient pour conquérir les jolies femmes. Ils se battaient pour avoir de la viande et le privilège de s’asseoir près du feu les soirs d’hiver. Les matchs de boxe ne sont qu’une version plus distrayante de ces luttes préhistoriques… et je suis le meilleur combattant que la terre ait porté » : ainsi s’exprime le boxeur, né en 1878 à Galveston, au Texas, et dont la vie fut une lutte acharnée pour la liberté.

De Thélonious Monk à Miles Davis

L’idée de dresser son portrait est venue d’Adrian Matejka, auteur, en 2013, d’une série de poèmes consacrés à Johnson (The Big Smoke). « Matejka est un poète, pas un scénariste, confie Youssef Daoudi. Il avait envie d’écrire sur Johnson et il a contacté l’éditeur du livre que j’ai fait sur Thelonious Monk [Monk !] pour me proposer une collaboration. Le sujet me correspondait, je suis passionné d’histoire et j’aime traiter de périodes historiques particulières. Johnson est l’une des figures saillantes de la culture populaire du début du XXe siècle. »

Youssef Daoudi, passionné de jazz, ne connaissait pas en détail l’incroyable destinée du boxeur ; il connaissait, en revanche, A tribute to Jack Johnson, l’album de Miles Davis enregistré en 1970 pour servir de bande-son dans un documentaire de Bill Cayton sur le boxeur. Emballé, Daoudi s’est lancé dans l’aventure. L’album s’est construit à partir de longues et régulières conversations avec Matejka, dans l’idée de « faire le portrait de Jack Johnson et de son époque ».

"Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde", de Youssef Daoudi et Adrian Matejka. © Montage JA; Editions Futuropolis

"Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde", de Youssef Daoudi et Adrian Matejka. © Montage JA; Editions Futuropolis

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« Faites entrer les singes ! »

Rythmé comme un long poème par les quinze rounds du combat de Reno, Le Dernier debout (Last on his Feet) bouscule la chronologie pour tenter de mieux cerner l’homme que fut Johnson et l’époque dans laquelle il lui a fallu survivre. Ses parents, Tina et Henry, étaient d’anciens esclaves ; il était le troisième enfant d’une fratrie de neuf ; son père combattit dans le 38th Colored Infantry Regiment de l’Union lors de la guerre de Sécession (1861-1865), dont il revint blessé à la jambe.

Mais les auteurs ne s’éternisent pas sur l’enfance pauvre de Johnson ni sur les difficultés qu’il dut affronter pour prendre en main son destin, à la fin du XIXe siècle. Au récit biographique traditionnel Daoudi et Matejka préfèrent l’alternance de scènes marquantes, qui permettent de comprendre la personnalité du colosse.

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Ainsi, en 1899, à Springfield, dans l’Illinois, Johnson participe à une « Battle Royal » organisée par des Blancs. Yeux bandés, des Noirs maigres et affamés sont rassemblés sur un ring de fortune. Ils ne peuvent pas se voir, mais doivent se battre. « Faites entrer les singes, braille l’organisateur. Le combat continue jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un seul nègre debout ! » « Quand la cloche a sonné, j’ai eu l’impression qu’on me frappait de tous les côtés, raconte Johnson. Je ne savais pas d’où venaient les coups de poing, mais j’ai cogné si fort que mon épaule ne s’en est jamais remise. L’homme nous avait dit que seul le dernier debout aurait droit à un repas. L’un de nous mangerait ce jour-là, et j’avais déjà préparé mes couverts. » L’anecdote est symbolique à plus d’un titre.

S’appuyant sur de nombreuses sources – photographies, films, monographies, autobiographies de Johnson lui-même (My Life in The Ring and Out, My Life and Battles), almanachs, presse de l’époque, caricatures –, Youssef Daoudi dit « utilise[r] cette imagerie pour la mettre au service de l’histoire ». Il pulvérise les conventions de la narration graphique et propose un jeu de tableaux portés par la voix de Johnson, avec « son rythme, sa pulsation ». Les mises en scène empruntent au théâtre, au cinéma, à la peinture, à la presse, à la poésie, à la bande dessinée et à la musique. Les pages se suivent sans jamais se ressembler tout en gardant une profonde unité – qui doit beaucoup au trait vif et maîtrisé de Daoudi. Syncopes, dissonances, improvisations, scat et notes bleues : Le Dernier debout est un long morceau de jazz.

"Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde", de Youssef Daoudi et Adrian Matejka. © Montage JA; Editions Futuropolis

"Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde", de Youssef Daoudi et Adrian Matejka. © Montage JA; Editions Futuropolis

C’est aussi et surtout une percutante dénonciation du racisme américain. Le 4 juillet 1910, quand il affronte Jeffries, Jack Johnson est en réalité déjà champion du monde. Après avoir poursuivi en vain pendant deux ans le Canadien Tommy Burns, le champion du monde en titre, il finit par l’affronter, le 26 décembre 1908, à Sydney, en Australie. Quatorze rounds lui suffisent pour l’emporter. Contre la promesse de 30 000 dollars garantis, Burns avait accepté d’ignorer la « ligne de couleur » (« color line« ) qui séparait les boxeurs noirs des boxeurs blancs : en ce début de XXe siècle, les poids lourds noirs ne pouvaient affronter que d’autres poids lourds noirs au sein du World Colored Heavyweight Championship.

Jack London et la « race anglophone »

Jeffries, lui, n’était pas prêt à franchir cette ligne et s’était mis à la retraite invaincu. Mais la victoire de Johnson sur le Blanc Burns échauffe les esprits racistes, à la recherche du « Great White Hope » qui viendra laver leur honneur et prouver la supériorité de l’homme blanc. Parmi les tenants de cette théorie, le célèbre écrivain Jack London (Croc Blanc, L’Appel de la forêt), pour qui « ce duel d’hommes portant des gants rembourrés est un sport qui appartient sans équivoque à la race anglophone [sic] et qui a mis des siècles à se développer ». Dès la défaite de Burns, London écrivit : « Une chose est sûre désormais. James Jeffries doit sortir de son champ de luzerne et effacer le sourire sur le visage de Jack Johnson. À toi de jouer, James. L’homme blanc doit être sauvé. »

Jeffries, qui a pris du poids et a cessé de combattre, finit par se décider en octobre 1909 et signe un accord avec Johnson. Organisé par les promoteurs Tex Rickard et John Gleason, ce que l’on appelle alors « le combat du siècle » doit rapporter 101 000 dollars aux deux boxeurs (75% pour le vainqueur), qui empocheront en outre les deux tiers des revenus liés au film.

Quelques mois plus tard, à la quinzième reprise, Johnson l’emporte devant 20 000 personnes. Sa victoire sur le ring, fêtée par les Africains-Américains, reste en travers de la gorge de nombreux Blancs. La nouvelle déclenche des émeutes raciales un peu partout aux États-Unis. Cinquante villes sont touchées, dans vingt-cinq États, et l’on compte une vingtaine de morts et plusieurs centaines de blessés.

Aussi truculent que Mohamed Ali

Énorme succès d’audience, le film du combat suscite une vaste campagne de censure… Johnson lui-même paiera cher le fait d’avoir mis K.-O. le « Grand Espoir blanc ». Abattre le boxeur noir sur le ring s’étant révélé impossible, tout fut fait pour l’abattre en dehors. En octobre 1912, il fut arrêté, jugé et condamné pour violation du Mann Act de 1910. Censée protéger les femmes du trafic sexuel, cette « loi sur la traite des Blanches » fut utilisée contre Johnson, qui sillonnait les États-Unis en compagnie de sa femme, Lucille Cameron, une Blanche. Écopant d’un an et un jour de prison, Johnson sera contraint de fuir les États-Unis jusqu’en 1920 puis purgera sa peine entre septembre 1920 et juillet 1921.

Portrait sensible d’un homme complexe, Le Dernier debout ne place pas pour autant le boxeur sur un piédestal. Bien au contraire. « C’était un personnage truculent, à l’image de Mohamed Ali, qui l’a souvent cité en exemple, explique Youssef Daoudi. Nous n’avons pas voulu faire une hagiographie. C’est un être humain, avec son hubris, ses errances, sa mégalomanie. Nous avons parfois utilisé les ressorts du roman, mais sans jamais distordre les faits. »

Ainsi Johnson est-il présenté tel qu’il fut : avide d’argent, amateur de cigares, de beaux vêtements et de belles voitures, flambeur, égocentrique, séducteur, infidèle et violent. Les auteurs ne se privent pas de décrire la vie difficile qu’il imposait à ses compagnes, sur lesquelles il n’hésitait pas à lever la main. L’une d’elles, Etta Duryea Johnson, se suicida par balle à l’étage du Café de Champion, que Johnson avait ouvert en 1912 à Chicago – un bar black and tan, ouvert à la fois aux Noirs et aux Blancs.

"Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde", de Youssef Daoudi et Adrian Matejka. © Ed. Futuropolis

"Le dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde", de Youssef Daoudi et Adrian Matejka. © Ed. Futuropolis

Le Dernier debout. Jack Johnson, fils d’esclaves et champion du monde, de Youssef Daoudi et Adrian Matejka, éd. Futuropolis, 320 pages, 30 euros.

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