Jamel El-Hamri : « Ce que vivent les Musulmans en France, c’est d’abord l’incompréhension du religieux »
À l’occasion de la fin du ramadan, JA s’est interrogé sur l’évolution de la pratique du 4e pilier de l’islam dans la société française, le rapport des jeunes à la religion musulmane, et la crispation de l’opinion publique autour des questions religieuses. Jamel El-Hamri, historien et islamologue, nous répond.
Docteur en histoire de l’islam contemporain, chercheur associé à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans-Centre national de la recherche scientifique (Iremam-CNRS), Jamel El-Hamri aurait pu s’enfermer dans sa bulle de « sachant ». Mais non, ce jeune quadra, professeur d’histoire-géographie dans le secondaire, s’investit aussi sur le terrain.
En mars 2023, il a notamment été le commissaire de l’exposition « Les Musulmans dans l’histoire de France », à l’hôtel de ville d’Issy-les-Moulineaux (région parisienne), offrant une synthèse de la place occupée par les Musulmans dans l’histoire française du VIIIe au XXIe siècle. Son crédo ? Mettre en lumière les aspects méconnus de l’histoire de France, en proposant une vision apaisante et fédératrice.
Passionné, ce Franco-Marocain est né à Blois, dans le Loir-et-Cher, en 1983. Une ville « qui est liée à la princesse de Conti, Mademoiselle de Blois, l’une des filles légitimes du roi Louis XIV », souligne-t-il. Or son père est originaire de Meknès, au Maroc, la capitale impériale de l’illustre sultan Moulay Ismaïl, qui avait demandé la main de cette princesse au Roi-Soleil. Ce dernier a refusé. Mais, en gage d’amitié, il a offert au sultan marocain quatre horloges comtoises qui trônent dans le mausolée de Moulay Ismaïl.
C’est typiquement avec ce genre d’anecdotes historiques que Jamel El-Hamri souhaite initier les jeunes citoyens français, quelles que soient leurs origines, à leur(s) histoire(s) et « guérir » une société fracturée. Car lui, l’histoire l’a guéri. Entre un détour à l’école pour aller chercher ses enfants et la rupture du jeûne, Jamel El-Hamri a pris le temps de répondre à Jeune Afrique.
Jeune Afrique : De l’arrivée des premiers immigrés maghrébins dans les années 1960 à aujourd’hui, comment a évolué la pratique du ramadan en France ?
Jamel El-Hamri : L’évolution de la pratique du ramadan est corrélée au niveau d’ancrage dans la société française. Dans les années 1960, ce sont surtout des hommes (célibataires, mariés ou déjà chefs de famille) venus seuls dans l’Hexagone pour travailler, sans imaginer alors qu’ils allaient s’installer durablement dans cette société. C’est donc un ramadan vécu dans l’exil et la camaraderie, puisque majoritairement présent au sein du milieu ouvrier. Ces hommes font avec les moyens du bord, sans calendriers lunaires ou lieux de culte, à part la Grande Mosquée de Paris.
Au cours des années 1970, à la faveur de la politique de regroupement familial, on passe d’un « ramadan de camaraderie » à un ramadan plus familial. Les épouses qui arrivent en France, ramènent avec elles une chaleur, le repas de la rupture du jeûne prend une vraie importance. C’est l’avènement de la table « ramadanesque ». C’est aussi à cette époque qu’émerge la question de l’organisation communautaire : où prier ? Comment transmettre les rudiments de la religion aux enfants et la culture du pays d’origine ?
Dans les années 1980, l’islam commence à s’organiser, tandis que la gauche – qui vient d’arriver au pouvoir – cherche elle aussi à institutionnaliser la religion musulmane et lui redonner une dignité. Les Musulmans peuvent alors créer des associations de loi 1901, construire des lieux de culte… Puis, vient la décennie 1990, l’émergence du « conférencier musulman » et de la parabole, qui permet aux familles de se reconnecter aux pays d’origines.
La parabole n’a-t-elle pas aussi favorisé une connexion avec un islam rigoriste fabriqué par les pétromonarchies du Golfe ?
Certaines familles effectuaient la rupture du jeûne devant une chaîne de télévision saoudienne, pas tant pour la teneur du discours que pour se connecter au pays qui abrite le lieu saint qu’est La Mecque. Mais oui, il y a davantage aujourd’hui de connexion avec l’islam des Frères Musulmans et l’islam Wahhabite, qui ne touchaient pas vraiment les milieux musulmans et ouvriers en France auparavant.
C’est ce qui a, en partie, favorisé dans les années 2000 l’émergence d’un salafisme assez offensif et violent, qui a créé beaucoup de confusion chez les jeunes et a poussé les chibanis (immigrés venus travailler pendant les Trente Glorieuses) dans leurs retranchements. Ce qui a fait le succès de ces mouvances, c’est surtout leur capacité à produire énormément de contenus, et ce, en langue française. Mais ça, l’État et la société française ne semblent pas s’en rendre compte.
Justement, comment expliquez-vous la dérive islamophobe de la droite et le déni de la gauche sur les questions religieuses ?
C’est le résultat d’une société qui a perdu le sens du sacré. On ne sait parler ni de Dieu ni des religions. Or ce vide, ce rapport distendu au sacré, a aussi créé une distorsion dans notre rapport à la laïcité. À droite – même chez les gaullistes ou les démocrates chrétiens – et à l’extrême droite, on a un rapport très identitaire au domaine religieux, au christianisme. Toute la dimension théologique et spirituelle est mise de côté.
Quant à la gauche et l’extrême gauche, elles n’ont jamais été à l’aise avec ça. En fait, ce que vivent les Musulmans en France c’est d’abord l’incompréhension du religieux sur laquelle viennent ensuite se greffer les préjugés pluriséculaires à l’encontre de l’islam et des musulmans. Alors qu’en face, les jeunes de confession musulmane se sentent à la fois français et musulmans. L’incompréhension des politiques sur les jeunes français musulmans, leur pratique et leur rapport au religieux dit beaucoup de la France. C’est un miroir de notre société.
Et à quoi ressemble le reflet dans ce miroir ?
Chez les jeunes français de confession musulmane, on observe une pratique assumée et décomplexée, ainsi qu’une approche plutôt individuelle et assez libérale. Même les jeunes qui ne sont pas musulmans sont au fait de certains éléments sur l’islam. Par exemple, ils savent plusieurs semaines à l’avance que le ramadan va avoir lieu. Parallèlement à cela, cette année, de nombreux jeunes chrétiens ont pratiqué le carême.
Évidemment, quelqu’un ayant assisté à Mai 68, à la déchristianisation de la société et qui considère que le progrès moral, social passe par le retrait de la religion, peut se crisper. Il y a un décalage générationnel. Une femme qui porte le voile bouscule le féminisme hégémonique et universel. Or il existe d’autres types de féminisme. La visibilité du culte, dans un pays qui a mis la religion de côté, bouscule et crée des tensions.
Certaines personnes vous diront qu’on tolérait très bien les femmes voilées quand elles étaient femmes de ménage…
Et ils n’ont pas complètement tort. Ce n’est pas l’islamité qui pose problème, ce qui gêne c’est le progrès social et économique des personnes d’origine maghrébine dans la société. Imaginez un peu : être visible, assumer son rapport à Dieu, réussir dans la société, rester attaché à sa culture d’origine tout en s’appropriant l’histoire et la culture française, créer in fine une forme d’hybridation, de métissage, ça fait beaucoup ! Pour une partie de la société, les élites politiques et médiatiques, c’est allé trop vite !
Mon grand-père était paysan à Meknès, mon père est devenu ouvrier en France et moi je suis universitaire, tout ça en moins d’un siècle. Par ailleurs, les Musulmans ne forment pas une communauté homogène et monolithique. Certains croient d’autres non, certains pratiquent d’autres pas. Il existe même un islam bourgeois, plutôt civilisationnel et philosophique. De plus, ils sont dans toutes les strates de la société. Mais dans tous les cas, la visibilité de l’islam démontre que les Musulmans réussissent.
Finalement, le passé colonial n’est-il pas un frein au vivre-ensemble ?
Si, et il va falloir régler cette question au nom du vivre-ensemble. Le problème se situe dans notre rapport à la mémoire et nos douleurs face à elle. Prenez la guerre d’Algérie : en France, nous avons la douleur des descendants de résistants algériens, celles des Juifs partis en 1962, celles des Harkis, celles des pieds-noirs. Des gens ont lutté pour libérer leur pays, d’autres ont été déracinés. La France paye encore tout ça. Mais il n’y a pas d’approche de la part de l’État pour effectuer ce travail de mémoire, faire en sorte que les gens discutent sans se jeter des anathèmes au visage. Je suis convaincu des vertus thérapeutiques et fédératrices du savoir.
J’aborde ces questions de mémoire dans mon travail et je peux vous dire qu’en allant sur le terrain, en faisant de l’histoire, sur la base d’éléments factuels dénués d’affect, sans politique ni idéologie, on rassemble, on apaise. Vous savez, mon exposition sur l’histoire des Musulmans de France a même été accueillie à Perpignan, une ville aux couleurs du Rassemblement national. Si on fait l’impasse là-dessus, on n’aura rien résolu, et on aura du mal à créer des individus qui se connaissent et qui sont fiers d’être ce qu’ils sont.
Je rappelle que la France a construit la Grande Mosquée de Paris en guise de reconnaissance du sacrifice des tirailleurs maghrébins, subsahariens et musulmans. À l’époque, la mairie a donné le terrain, la mosquée a même eu le statut « d’ambassade musulmane ». La France a eu une politique musulmane en organisant le pèlerinage à La Mecque. Tout ça, ce sont des entorses à la loi de 1905 et à la laïcité. Tout simplement parce que la France était un empire colonial et aimait à se présenter comme une « puissance musulmane », pour des raisons de prestige et de géopolitique. Alors, pourquoi en sommes-nous là ? Parce que malheureusement le rapport de la France à l’islam continue de changer en fonction de sa place dans le monde.
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