19 juin 1965 : Boumédiène renverse Ben Bella en pleine nuit
Ce jour-là, le colonel Houari Boumédiène donnait le coup d’envoi du putsch qu’il avait fomenté contre Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante. Au centre de leur contentieux, le sort réservé à Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères.
Nous republions ce texte paru dans Jeune Afrique n° 239 le 4 juillet 1965.
Une nuit comme les autres. Une nuit chargée pourtant de menaces invisibles. Une nuit qui allait changer le destin de l’Algérie. Le visage très pâle, tendu comme un arc, le colonel Tahar Zbiri, chef de l’état-major, se tenait sur le seuil de la chambre à coucher de Ben Bella. À ses côtés, derrière lui, des officiers, l’arme au poing. Une seule phrase fut d’abord prononcée : « Au nom du Conseil de la Révolution, j’ai l’ordre de vous arrêter sous l’inculpation de haute trahison. »
Ben Bella en pyjama
Ahmed Ben Bella, en pyjama, venait de se lever du lit. Il grommela en arabe : « Yen-al dine al chaytane » (« maudit soit le diable »). Puis, regardant fixement le colonel Zbiri qu’il avait lui-même désigné à ses hautes fonctions contre l’avis du colonel Boumédiène, il lui dit : « L’acte dont vous portez aujourd’hui la grave responsabilité, vous aurez un jour à en répondre devant l’Histoire et devant le peuple algérien ». Et comme un officier s’approchait de lui, Ben Bella ajouta : « Je ne partirai qu’avec Si Tahar. » Il était 2 heures 32 du matin, le samedi 19 juin.
Autour de la villa Joly, pas un coup de feu n’a troublé le silence nocturne. Tous les détails de l’opération avaient été prévus, étudiés, minutés. Le mécanisme soigneusement mis au point a joué sans la moindre défaillance. À la faveur d’un stratagème rendu possible par la collusion du commandant des CNS [Compagnies nationales de sécurité, corps d’élite de la police], Draïa, dont la fidélité à Ben Bella semblait pourtant au-dessus de tout soupçon, un détachement de l’armée algérienne revêtu de l’uniforme des compagnies nationales de sécurité avait pris, vers minuit, la relève de la compagnie appartenant à cette dernière formation, non sans lui communiquer le mot de passe de la soirée. Et lorsque les officiers chargés de l’exécution du coup d’État se présentèrent à la villa Joly, ils y pénétrèrent plus facilement que dans leurs propres demeures.
Chars d’assaut en plein Alger
Ben Bella restait apparemment dans l’ignorance de ce subterfuge. Vingt minutes après son arrestation, alors qu’il descendait de son appartement, il fit une halte d’un instant devant la garde CNS préposée à sa sécurité et il eut, à son adresse, ces mots où perçait une ironie résignée : « Je vous remercie de votre loyauté. »
Précédée et suivie d’une dizaine de jeeps militaires et de l’inévitable escorte de motocyclistes, la voiture qui emmenait le président déchu s’engagea dans la direction d’un camp non loin de la capitale. Tout au long du parcours, les chars d’assaut commandés par Slimane Hoffman en personne se mêlaient aux voitures blindées et aux camions transportant des fantassins bardés de mitraillettes et de bazookas.
À trois kilomètres de la villa Joly, sur les hauteurs de Hydra, l’armée enlevait d’assaut le bâtiment où logeait la garde personnelle de Ben Bella. De la part de celle-ci il y eut bien quelque velléité de résistance, mais les assiégés capitulèrent aux premiers coups de bazooka. L’affaire fut plus chaude à la résidence du second personnage de l’État – selon les termes de la Constitution algérienne. Des hommes tombèrent mais, en fin de compte, Haj Ben Ala, l’ami dévoué de Ben Bella, fut emmené, grièvement blessé dit-on. Le filet s’était abattu partout. Il n’y avait plus qu’à ramasser les prises. Au moment où Ben Bella arrivait au camp militaire, plus de 500 personnes avaient été « cueillies », dont les deux ministres Abdel Rahman Chérif et le Dr Nekkache.
L’audace du plan de Boumédiène
Peu après 3 heures du matin, le coup d’État était consommé. Le commandant Slimane Hoffman appela au téléphone le ministère de la Défense nationale où Boumédiène, entouré de ses plus proches collaborateurs, supervisait l’exécution du « plan ». « Mission accomplie », annonça simplement le commandant Slimane. Dans cette « mission », toutes les organisations de sécurité nationale avaient eu leur part : la gendarmerie du commandant Ben Cherif, les CNS du commandant Draïa, la milice populaire du commandant Youssef Guermez, encore que ces deux dernières troupes passaient pour être acquises à Ben Bella. Il s’agit donc bien d’une réussite technique exemplaire, d’un travail où la précision du maître horloger rejoignait l’audace du commando.
Ce coup d’État, le colonel Boumédiène l’avait pourtant longtemps mûri et plus longuement encore hésité à l’entreprendre. Ce n’est que le jeudi 17 juin au soir que sa décision fut prise. Il s’était, on le sait maintenant, convaincu de la nécessité du putsch plusieurs jours auparavant, mais il désirait tout d’abord tenter d’emporter la « démission » de Ben Bella par la persuasion ou la pression.
Bouteflika au centre du conflit
Le début de l’épreuve de force entre l’armée et Ben Bella se situe au moment où ce dernier résolut de se défaire de son ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika. Les relations entre les deux hommes étaient tendues depuis des mois. À tort ou à raison. Ben Bella était persuadé que son ministre critiquait divers aspects de sa politique internationale, qu’il jugeait sévèrement ses initiatives diplomatiques et qu’il désavouait même sa ligne intérieure. Le premier affrontement public eut lieu lors de la conférence des ambassadeurs algériens accrédités à l’étranger, conférence réunie à Alger aux premiers jours du mois de mai dernier.
Devant les 40 ambassadeurs présents, Ben Bella fit un exposé qui avait tout pour humilier le ministre des Affaires étrangères. Il précisa qu’à son sens la politique extérieure de l’Algérie était du ressort exclusif du chef de l’État. Quelques jours plus tard, il convoqua Bouteflika à la villa Joly et ce fut pour lui reprocher amèrement son comportement et lui dire son intention de mettre fin à ce qu’il considérait comme une « dualité de pouvoirs » dans la diplomatie algérienne : « Cette situation ne peut pas continuer, déclara-t-il à son interlocuteur, et je crois que dans l’intérêt du pays, de nos rapports personnels et de l’avenir de la nation, tu ferais bien de démissionner. Dans tous les cas, aurait ajouté Ben Bella, je te demande de réfléchir à tout cela… » À quoi Bouteflika répondit : « Et toi aussi, réfléchis… »
La crise était ouverte. L’exigence de Ben Bella n’allait-elle pas conduire à l’exclusion, à la fois du gouvernement et du parti, des cadres supérieurs de l’ANP [Armée nationale populaire algérienne] ? Le président n’avait-il pas commencé par évincer Medeghri (ex-ministre de l’Intérieur) ? N’avait-il pas ensuite enlevé à l’ANP le portefeuille de l’Information et celui du Tourisme pour enfin réduire les responsabilités du ministre de l’Éducation ?
Orage au FLN
Pensant peut-être que l’approche de la Conférence afro-asiatique lui donnait une plus grande liberté de manœuvre, Ben Bella voulut informer Boumédiène directement de sa décision de priver Bouteflika des Affaires étrangères. Ils eurent à ce sujet un unique mais orageux entretien, dans le salon de l’aéroport d’Alger, où le président était venu accueillir le chef de l’ALN à son récent retour du Caire. Boumédiène fut bref. Il se déclara hostile à cette mesure et il recommanda à Bouteflika de tenir bon.
Avec le soutien et la coopération de certains de ses amis militaires précédemment écartés par Ben Bella, Bouteflika réussit à convaincre Boumédiène de la nécessité de la contre-attaque. Deux plans furent aussitôt dressés. Le premier consistait à isoler Ben Bella de plusieurs ministres civils mécontents, comme Bachir Boumaza, Ali Mahsas et d’autres. On leur tint le langage suivant : « L’attitude de Ben Bella est une nouvelle manifestation du “pouvoir personnel.” Allons-nous continuer d’être victimes de ses manœuvres ? Comment peut-on tolérer des agissements aussi arbitraires alors que nous avons un parti, un comité central et un bureau politique ? Le moment est venu de poser le problème du « pouvoir personnel » car autrement nous finirons, tous, par être de simples jouets entre ses mains… » Le second plan fixait les modalités du coup d’État militaire dont le secret ne devait être partagé que par un tout petit groupe et dont la date d’exécution serait déterminée par quatre ou cinq personnes au maximum.
C’est durant la réunion du Comité central du FLN, qui devait commencer le 14 juin et à laquelle Boumédiène préféra ne pas assister, que le problème du « pouvoir personnel » fut pour la première fois posé. Lorsque Ben Bella et certains membres du Comité représentant la gauche du parti évoquèrent la crise économique du pays, l’absence de certaines réformes nécessaires, les mauvais résultats de l’autogestion, la réaction des ministres Mahsas, Boumaza et de leurs amis militaires fut vive. Ils s’attaquèrent aussitôt « à la source du mal » : le pouvoir personnel. Trop de responsabilités sont concentrées entre les mains d’un seul homme, trop de dépenses restent incontrôlées, trop de décisions intempestives sont prises dans l’improvisation et selon les caprices du moment.
Le sursis de Ben Bella
Pour Ben Bella, les trois longues séances du Comité central étaient significatives. Il avait senti d’où venait l’assaut mais il estimait que le rapport des forces « politiques » au sein du Comité central et du Bureau politique lui était favorable. Il fit convoquer le Bureau politique pour le samedi 19 juin. Allait-il provoquer l’épreuve décisive ? Demander et obtenir l’élimination des ministres qui semblaient avoir pris le parti de Bouteflika d’une manière indirecte ? Le « coup décisif » n’allait-il pas être porté contre Boumédiène lui-même ?
L’entourage de Boumédiène l’affirme avec force : « Nous avons, disent-ils aujourd’hui, des preuves formelles que Ben Bella préparait son coup pour ce jour-là, du moins contre certains ministres. Il pensait disposer d’une majorité et avait même pris des dispositions pour arrêter, le cas échéant, ceux qui s’opposeraient à son action. Après tout, n’avait-il pas offert discrètement à Tahar Zbiri la succession de Boumédiène et à Ben Mahjoub le poste de chef d’état-major ? N’avait-il pas pressenti son chef de protocole, Abdelkader Maâchou, pour le poste de sous-secrétaire aux Affaires étrangères en prévision du remplacement de Bouteflika ? »
« Grave malaise »
Selon d’autres sources à Alger, Ben Bella avait convoqué le Bureau politique pour discuter des problèmes soulevés par le Comité central, mais tout ce qu’il entendait obtenir ce jour-là, c’était une réaffirmation du soutien du Bureau politique à sa politique générale. Est-ce à dire qu’il avait renoncé « in extremis » à l’épreuve ? Pas nécessairement, mais il aurait décidé, disent ses partisans, de l’ajourner après que deux de ses ministres, Hadj Smain et Bedjaoui, lui eurent exposé « le grave malaise » suscité par sa crise avec Bouteflika et l’armée.
Mais même si Ben Bella avait accepté le sursis, le sort de Bouteflika était, dans tous les cas, scellé ! « Pour nous, m’a confié un des organisateurs du coup d’État, c’était une course de vitesse. C’était “son” coup d’État ou le “nôtre”. II n’était plus question d’hésiter… »
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