Hommage à Maryse Condé, par Hemley Boum : « Rien ne semblait pouvoir ralentir sa soif de dire, d’interpréter le monde »

L’auteure camerounaise célèbre l’héritage de la grande dame des lettres, décédée le 2 avril dernier, à Apt, dans le sud de la France.

Maryse Condé au mali en 1984 Maryse Condé, journaliste, professeure de littérature et écrivaine française, à Ségou en avril 1984, Mali
© Jean-Jacques BERNIER/GAMMA RAPHO

Maryse Condé au mali en 1984 Maryse Condé, journaliste, professeure de littérature et écrivaine française, à Ségou en avril 1984, Mali © Jean-Jacques BERNIER/GAMMA RAPHO

Hemley Boum

Publié le 5 avril 2024 Lecture : 4 minutes.

Dans ma tradition, il est admis que certaines existences ont été si riches, si inspirantes que l’on peut considérer, lorsqu’elles s’éteignent, qu’elles ont accompli pleinement ce pourquoi elles étaient venues sur terre. Il n’est pas convenable de pleurer lorsque de telles vies s’achèvent. Pour leur rendre l’hommage qu’elles méritent, il faut au contraire les fêter, rendre grâce au destin qui a permis de nous abreuver à la source qu’elles furent et se réjouir de les voir enfin accéder au repos.

Tels sont les sentiments que je m’efforce de ressentir depuis que j’ai appris le décès de Maryse Condé.

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Il y eut d’abord Segou, les Murailles de Pierres puis le tome 2, La Terre en miettes. L’épopée la plus extraordinaire que j’avais jamais lue sur une terre africaine. Le destin de Dousika Traoré et de ses fils. Les trajectoires malmenées des frères : leurs déboires, leurs convictions, leurs affections, leurs descendances, leurs erreurs, leurs ambitions et leur avidité constituent pour moi, encore aujourd’hui une trame pour comprendre le Mali et par extension l’Afrique et son histoire, sa gloire passée, sa fierté, sa décadence, ses murailles de pierre, la terre qui n’oublie pas le sang versé, les dieux d’antan, les déchirements et les doutes. Le XIXe siècle et ses mutations profondes deviennent un chœur, dans l’entendement de la tragédie grecque pour dire l’époque, sa voracité, ses idéologies, sa séduction et ses dérives. Tout cela à hauteur d’une famille Bambara, dans une ville nommée Segou, un pays qui deviendra le Mali et qui, nous dit Maryse Condé, est inscrit dans l’histoire depuis des temps immémoriaux.

Segou, son point de départ

Le roman complet : l’instruction, le savoir, l’histoire, l’intuition, viennent nourrir la fiction. Ils insufflent du rythme, une tonalité, du sens. La fiction vampirise le réel pour en faire de la littérature. Un récit qui embrasse la terre, les hommes, l’époque dans une grande étreinte romanesque, qui crée des répliques, encore et encore, comme un unique caillou jeté dans la mare produit des cercles concentriques toujours plus grands : nés du caillou, et en même temps le transcendant au plus haut point.

Segou fut un point de départ. Ensuite, Maryse Condé ne s’est plus jamais arrêté d’écrire. Elle nous laisse en héritage une œuvre prolifique : des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des livres pour la jeunesse, des essais, des articles de presse. Quand sa santé ne lui permettait littéralement plus de le faire, elle a dicté ses écrits. Rien ne semblait pouvoir ralentir cette soif de dire, d’interpréter le monde, d’adresser des récits, de mettre en lumière et en scène des existences, la sienne comprise, qui sans cela seraient demeurées des notes en bas de page de livres écrits par et pour d’autres.

Maryse Condé a beaucoup voyagé, de sa Guadeloupe natale, à la métropole, puis ce fut l’Afrique avec pour point d’orgue le Conakry des années d’espoir erratique, l’Amérique intellectuelle des Ivy League et pour finir, le sud de la France. Dans tous ces lieux, elle a enseigné la langue, la littérature à des générations de jeunes gens et à leurs enfants après eux. J’ai rencontré et envié un nombre incalculable de personnalités magnifiques qui avaient en commun d’être passé par un de ses cours ici ou ailleurs et en avaient encore le regard brillant.

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Le voyage comme inspiration

Elle n’a pas fait que traverser ces lieux, elle y a posé ses bagages, son cœur, y a installé sa famille, déployé son imaginaire. Elle les a étudié, compris et sublimé. Ils ont profondément inspiré son écriture, sa vision du monde, sa vie intime, intellectuelle, politique, ses engagements. Ils ont nourri son questionnement, l’inlassable quête de soi dont elle a fait le moteur de son existence.

Il y a un livre pour chacun dans la bibliographie de Maryse Condé, ou même seulement un poème, une phrase, un mot qui vient résonner profondément et bouleverse.

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Peut-être est-ce dû à l’ambition de ses textes, à la beauté de son écriture. Peut-être est-ce le fait de s’inscrire avec une sincérité absolue dans une quête de soi qui ne nie pas ses doutes et ses renoncements mais se rit de toute tentative d’assignation. Peut-être est-ce l’écrivaine voyageuse, curieuse, exploratrice d’elle-même, de son peuple, de son temps, de sa féminité et de l’amour. Peut-être que c’est tout cela à la fois, cette façon pleine, entière d’habiter le monde, sa vie et d’en témoigner contre vents et marées. Peut-être une générosité aussi impérative que le furent son authenticité et sa soif inextinguible de liberté. Oui, tout cela et tant de choses encore, jusqu’au bout, ne pas être mise en cage, ne pas se laisser circonscrire.

Quelque chose me dit qu’elle n’aurait pas voulu que ses obsèques fussent tristes. C’est ainsi que je veux lui rendre hommage, me souvenir d’elle. Surtout ne pas laisser mon chagrin prendre le pas sur ma reconnaissance. Il nous restera toujours les livres, la beauté, la liberté d’une femme de lettres dans le sens le plus glorieux du terme.

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