Franc CFA : de l’urgence d’un changement de cap face à l’iceberg

Dans les États de l’Uemoa, la monnaie commune reste un sujet de débats passionnés, et la menace de dislocation de la zone grandit. Face à ce péril, d’indispensables réformes sont à envisager, selon Mouhamadou Diop.

le drapeau de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) © ISSOUF SANOGO/AFP

le drapeau de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) © ISSOUF SANOGO/AFP

Publié le 6 avril 2024 Lecture : 7 minutes.

Dans un contexte de fragmentation idéologique et politique croissante en Afrique de l’Ouest, aucun État responsable ne peut s’accorder le luxe d’éluder la question de la monnaie, au risque de subir des événements hors de son contrôle, avec des conséquences économiques et sociales potentiellement désastreuses. Eu égard au cadre macroéconomique actuel, une sortie du franc CFA, précipitée ou pas, des pays de l’Alliance des États du Sahel ou de tout autre État de la zone de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), entrainera une reconfiguration inédite non encore étudiée.

Le débat général est forcément passionné dans la mesure où la monnaie affecte la vie de chaque citoyen. Les délibérations des économistes et des acteurs des marchés financiers devraient, elles, se focaliser sur la quête du système monétaire optimal pour l’activité économique, sans influence politique ou idéologique. Compte tenu des indicateurs macroéconomiques des États de l’Uemoa et du processus d’intégration, il est dangereux de faire la promotion d’une fragmentation monétaire. Celle-ci ne pourrait être plus bénéfique pour les économies, surtout sur les aspects de la monnaie qui me paraissent essentiels : la masse monétaire, le développement de marchés des capitaux et le financement des économies avec des risques maitrisés.

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Réformer le franc CFA ou en sortir

Mon propos n’est pas de remettre en question la capacité d’un État membre de la zone Uemoa à sortir avec succès du franc CFA, mais plutôt d’argumenter que les avantages macroéconomiques seraient plus importants au sein d’une union monétaire réformée et modernisée. La France, omniprésente autour de la question du franc CFA, est elle-même au cœur d’un débat national sur la persistance d’un déficit public élevé, d’une dette publique dépassant les 110% du PIB et d’une dégradation prochaine de sa note souveraine par les agences de notation. Cependant, elle ne subit pas les effets négatifs procycliques sur sa monnaie, grâce à l’euro, dont les fondamentaux sont soutenus par une communauté d’États. L’actuel risque de fragmentation de l’union monétaire du franc CFA a ceci de positif qu’il est difficile de concevoir que le statu quo puisse perdurer. En ce sens, la position du programme du nouveau régime au Sénégal est à saluer pour son pragmatisme : réformer ou sortir!

Il serait irresponsable de mettre en berne les réformes indispensables du franc CFA sous prétexte que la transition vers l’Eco traitera ces questions. Du reste, la voie la plus réaliste vers une concrétisation éventuelle de l’Eco repose sur une réforme réussie du franc CFA dans un premier temps. Par la suite, il appartiendrait aux autres pays de taille moyenne de la Cedeao de prendre une décision souveraine quant à leur adhésion à l’union monétaire élargie avec les pays de l’Uemoa, s’ils jugent cela bénéfique pour leur économie. Une fois une masse critique atteinte, des discussions sérieuses pourraient alors être envisagées avec le Nigéria en vue d’une union monétaire englobant tous les pays de la Cedeao.

Les aspects de souveraineté et l’influence de la France ont jusqu’ici cristallisé les débats sur le franc CFA. Les pouvoirs publics ne peuvent désormais ignorer l’injonction de leur jeunesse, soit des mesures claires de rupture qui doivent être implémentées dans le court terme sur la question de la souveraineté afin de réduire ce sentiment de défiance, regagner de la crédibilité pour permettre un recentrage de la réflexion autour des réels enjeux de la monnaie : la convertibilité et le régime de change, une politique monétaire en phase avec les politiques économiques des États, le développement d’un marché des capitaux et la maitrise des flux financiers pour un financement endogène des économies et le rôle crucial de la banque centrale.

Évacuer en urgence le débat sur l’emprise de la France

À court terme, des mesures courageuses de rupture doivent être mises en œuvre sur les aspects symboliques de la souveraineté monétaire : le changement du nom du franc CFA et l’émission des signes monétaires (billets et pièces). L’annonce faite, en 2019, de la suppression de l’obligation, pour la BCEAO, de déposer 50% de ses réserves de change au Trésor français tout en conservant la « garantie » d’une parité fixe entre le franc CFA et l’euro, ne peut être interprétée par un expert des marchés financiers que comme une contradiction avec les principes de la finance quantitative. S’il est difficile de croire en l’extrême générosité de la France qui rendrait gracieusement un service si important à la communauté de la zone Uemoa, c’est bien parce que la valeur réelle de cette garantie est négligeable. En effet, si les fondamentaux macroéconomiques et le niveau des réserves de devises nécessitaient de faire appel à cette garantie, il deviendrait inévitable de procéder à un ajustement de la valeur de la monnaie, comme cela s’est produit avec la dévaluation de 1994.

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Par ailleurs, les mécanismes de stabilisation monétaire des États font partie des prérogatives du Fonds monétaire international (FMI), et la persistance de l’implication de la France est contreproductive à bien des égards. Il constitue un sujet important pour les pays africains en général, dont l’ex-président sénégalais Macky Sall pourrait être le porte-voix du continent dans son nouveau rôle en tant qu’envoyé spécial au Pacte de Paris pour la planète et les peuples (4P) sur les réformes nécessaires de la gouvernance financière internationale.

De mon point de vue, cette « garantie » représente l’un des coûts les plus significatifs infligés aux économies des pays de la zone franc. En externalisant l’une des fonctions primordiales de la banque centrale, les nations de l’Uemoa se sont privées de décennies d’expérience cruciale pendant lesquelles la responsabilisation des pouvoirs publics sur la coordination des politiques économiques et monétaires aurait sans doute abouti à de meilleurs acquis de développement économique dans la région. Combiné à un renforcement des compétences de la BCEAO en ressources humaines sur les marchés financiers internationaux, les pouvoirs publics devraient acter dans les meilleurs délais la suppression de cette garantie, qui touche tant à l’économie qu’à la question de la souveraineté.

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La dévaluation, ce gros mot…

La sanctification de la garantie de la parité repose sur une perception erronée des autorités publiques concernant la dévaluation, un sujet qu’elles préfèrent éviter à tout prix. Allez expliquer au consommateur que sa perte impressionnante de pouvoir d’achat depuis 2022 n’est que de l’inflation, surtout pas une dévaluation !

La théorie monétariste sur laquelle s’appuie cette obsession à la répression monétaire et à un régime de change fixe a montré ses limites dans l’environnement macroéconomique mondial des deux dernières décennies, marqué par la globalisation du commerce et du système financier. Un ajustement de la valeur de la monnaie est de toute façon inévitable dans le long terme, et il est beaucoup plus coûteux quand il est forcé par des chocs externes. Plusieurs études de cas montrent que des transitions forcées vers un régime de change flexible à la suite de chocs externes s’accompagnent souvent de crises économiques pluriannuelles sévères. Comme l’attestent les cas de l’Inde et du Mexique au début des années 1990 et récemment l’Égypte, qui a vu le pound égyptien souffrir d’une dévaluation de plus de 200% depuis 2021 et qui finira éventuellement par adopter un régime de change flexible.

Masse monétaire et profils d’endettement des États de l’Uemoa

L’analyse de la dynamique et des risques liés au profil de la dette publique des pays de la zone UEMOA souligne l’urgence de redéfinir la politique monétaire pour promouvoir un financement interne des économies. Ces dernières années, on a observé une réduction notable de la part de l’endettement concessionnel, issu des programmes et projets des institutions multilatérales de développement, laissant place à une augmentation significative de la dette de marché. Par ailleurs, la convergence accrue des États vers le marché sous-régional depuis 2021, après s’être vu restreint l’accès aux marchés financiers internationaux, a mis en évidence sa capacité d’absorption restreinte. Cette tendance a également amplifié de façon significative les risques de refinancement à court terme des États.

La limitation de la capacité d’absorption est attribuable à une masse monétaire insuffisante, conjuguée à la libre circulation des capitaux vers l’Union européenne et à l’existence de flux financiers illicites, lesquels portent préjudice tant au développement des activités économiques locales qu’à l’accumulation de l’épargne domestique. Face à une orientation structurelle de l’endettement vers les marchés financiers, il devient impératif d’instaurer des réformes du système monétaire qui s’alignent sur une stratégie de renforcement du marché des capitaux sous-régional. Cette démarche s’inspire des réussites observées au sein des pays de l’ASEAN, qui, suite à la crise de la dette de 1997, ont su dynamiser leurs marchés financiers locaux combiné à des réformes des monnaies locales, leur permettant ainsi d’avoir mieux résisté aux pressions inflationnistes des années 2022-2023.

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