Diadié Dembélé : « Les migrants sont des proies faciles »
Dans son deuxième roman, l’écrivain malien revient sur le destin de deux jeunes migrants au cœur des années 1990.
Diadié Dembélé nous avait impressionnés avec son premier roman, Le duel des grands-mères, qui lui a valu le prix littéraire de la Vocation 2022. Deux ans plus tard, le jeune écrivain malien né à Kodié revient avec Deux grands hommes et demi.
Dans les années 1990, Manthia s’adresse à son avocat via un traducteur dans un centre de rétention administrative. C’est sa voix que l’on entend tout au long du récit de son périple qui commence dans son village au Mali. La sécheresse le contraint à l’exil, d’abord à Bamako, où le renversement du président Moussa Traoré en 1991 l’oblige à un nouveau départ, en France. Dans ce soliloque, on entend l’incompréhension de Manthia, sa colère, et toute l’adversité à laquelle il doit faire face pour affronter un destin qu’il n’a pas choisi. Un fardeau qu’il partage avec son ami et presque frère Toko.
« L’aventurier » est aussi un esprit rebelle, dont la conscience politique s’éveille. Un deuxième voyage, intérieur, se joue dans le tiraillement entre devoir et désir d’émancipation. Pour ce qu’il dit de la complexité de l’identité, par son style éblouissant et par la résonance de son propos avec l’actualité, Diadié Dembélé confirme avec Deux grands hommes et demi qu’il est plus qu’un talent, mais qu’il s’est installé comme un écrivain qui compte. Un écrivain et demi.
Jeune Afrique : Avez-vous écrit Deux grands hommes et demi pour que l’on puisse comprendre le parcours d’un migrant ?
Diadié Dembélé : En quelque sorte. Les populations du pays de départ ignorent presque tout de la réalité que vivent les « aventuriers », ceux qui voyagent. Ils fantasment leurs conditions de vie, puisque les migrants s’arrangent pour envoyer régulièrement de l’argent, pour donner des nouvelles rassurantes qui ne reflètent pas leur quotidien, créant ainsi un mythe. Dans le pays d’accueil, la vie des migrants est difficile. Ils font face à une réduction de l’identité, à leur condition d’étranger sans-papiers alors qu’ils ont une religion, une ethnie, une histoire familiale…
Je voulais raconter la complexité de leur identité, de même que celle qui entoure leur départ : les individus ne partent pas pour les mêmes raisons et si c’est le cas, ils n’ont pas les mêmes origines sociales. Celui qui part ne prend pas seul cette décision, plusieurs intermédiaires interviennent dans son parcours…
En remerciements, vous écrivez : « Ces mots, avant d’être un livre, étaient un amas de petites et grandes histoires entendues, çà et là, au sujet de la vie en France telle que vécue par certains de mes compatriotes dans les années 1990. Les personnages leur doivent beaucoup. » Comment avez-vous imaginé le parcours de Manthia et de Toko ?
Cela s’est fait en deux temps. Tout d’abord, au Mali, j’ai grandi dans un environnement où la question du voyage vers l’Afrique centrale, l’Asie ou l’Europe était très présente. Je suis de l’ethnie soninké, dans la région de Kayes. Dans les années 1970, elle représentait une grande partie de la population migrante ouest-africaine francophone au Sénégal, en Mauritanie, au Mali, en Gambie.
Ensuite, quand je suis arrivé en France, j’ai commencé à travailler comme interprète pour une association d’aide aux migrants. D’autres récits sont venus nourrir le personnage de Manthia, son parcours. Et pour préciser le contexte des années 1990, je me suis aussi servi d’archives, de vidéos, d’articles de journaux…
Vous avez choisi la forme d’un soliloque d’un homme face à un interprète dans un centre de rétention administrative, sachant que vous-même l’avez été. Pourquoi ce choix de forme et d’interlocuteur ?
Quand j’étais interprète, le contenu de ma mission était strict : j’avais un devoir de neutralité. On se contentait de traduire les mots, on ignorait la détresse de la personne, sa colère ou sa joie quand elle obtenait le statut de réfugié. Choisir ce dispositif permet de remettre toutes ces émotions à leur place.
L’autre raison est qu’il me semble que les centres de rétention administrative sont des spécificités européennes. Ce ne sont pas des prisons, mais les sans-papiers n’y sont pas libres. Il est très difficile de leur expliquer ce qu’est cet endroit où ils transitent avant d’être éloignés du territoire. J’ai voulu montrer cette incompréhension du système par ceux qui subissent ce processus kafkaïen. Ne saisissant pas les enjeux de cet interminable interrogatoire, Manthia est méfiant et en colère alors qu’il s’adresse à un avocat qui est censé l’aider.
Comment travaillez-vous sur la langue ? Est-ce du soninké littéralement traduit en français ou une langue à part ?
Dès le départ, quand il est question de ce que le monde représente pour Manthia, il se lance dans des considérations mystiques sur la vie. Je convoque l’imaginaire soninké, nourri par la religion musulmane depuis presque un millénaire et par des contes. Ainsi, je prends des images en majorité soninké, parfois bambara, et je vais au bout de ce qu’elles signifient. J’utilise le dispositif des contes traditionnels que j’adapte au roman, qui est occidental, et j’en fais une langue à part.
Les raisons du départ de Manthia et de Toko sont les mauvaises récoltes. Pensez-vous que les Français soient conscients de la nécessité vitale de l’émigration ?
Je pense que oui et qu’il y a une grande hypocrisie. Quand les Français voyagent en Océanie, en Asie ou en Afrique, cela ne soulève aucune question. Les problèmes se posent quand il y a un déplacement du Sud vers le Nord, comme si les uns avaient le droit de voyager et les autres non.
Manthia et Toko veulent rester et ils sont forcés de partir par leurs parents, qui leur renvoient à la honte de ne pas s’occuper de leur famille. Honte et devoir sont-ils les compagnons invisibles des migrants ?
La question du devoir est omniprésente et, schématiquement, deux écoles se distinguent. D’une part, il y a ceux qui s’imposent le loyauté vis-à-vis de leurs proches restés au pays. Il leur faut tout accepter, dans des foyers insalubres pour pouvoir économiser de l’argent et l’envoyer au pays. D’autres part, il y a ceux qui estiment qu’à un certain moment, ils ont suffisamment donné à la famille, aux amis et qui quittent la communauté des migrants pour jouir pleinement de leur salaire et aller vers une forme de libération. Ceux qui choisissent de rester dans les foyers voient ceux qui en partent comme des déserteurs à leur devoir, ceux qui partent voient les « foyer men » comme des idiots qui ne comprennent rien à rien.
Elgas, écrivain et sociologue, a écrit une thèse qui porte sur la dette originelle. Il écrit : « Il semble exister une dette originelle, souple et plurielle, au fondement du geste solidaire. Donner à son pays c’est ainsi lui rendre. Cette dette inscrit l’immigré dans une forme d’urgence permanente. ». Ce devoir familial est-il une malédiction ?
C’est un fardeau lourd à porter pour beaucoup de personnes qui ne comprennent pas pourquoi c’est à eux de prendre en charge la famille alors qu’ils n’ont rien demandé. En France, on aura tendance à dire : « Je n’ai pas choisi de naître, c’est vous, les parents, qui avez voulu faire des enfants. » À l’inverse, au Mali, on pense que l’enfant est redevable à vie vis-à-vis de ses parents, de ses ancêtres parce qu’on est liés par le patronyme, par le sang. C’est une charge que certains n’acceptent pas mais je n’irais pas jusqu’à la qualifier de malédiction.
On a parfois tendance à idéaliser la solidarité des migrants. Or, Manthia et Toko sont confrontés à des solidarités intéressées et même crapuleuses. La misère divise-t-elle ?
Mon intention était plus de montrer comment la fragilité dans laquelle l’État français met les migrants les transforme en proies faciles pour tout le monde : pour les entreprises qui les font travailler au noir, pour les personnes de leur entourage qui pensent qu’ils leur sont redevables de leur hébergement, de leur nourriture, de leur travail…
Pourquoi avoir situé l’histoire dans les années 1990 avec, à la fin, le combat des sans-papiers de l’église Saint-Bernard ?
À la télévision ou de la part de personnes venant de mon village, j’ai entendu beaucoup d’histoires d’aventuriers qui ont tenté la traversée de la Méditerranée. Certains sont arrivés en France, d’autres sont malheureusement morts. J’avais l’impression que si je décidais de situer mon roman entre 2010 et 2020, ça aurait été plus difficile à traiter. J’ai été interprète et, souvent, les récits que je traduisais étaient liés à cette contemporanéité, j’avais peur d’avoir un biais. Ce décalage temporel me permettait un pas de côté tout en traitant de la crise migratoire, toujours d’actualité.
Le combat contre les lois anti-immigration des années 90 est-il le même que celui des années 2020 ?
Je sens une lassitude : les gens sont soit fatigués, soit exaspérés. Malgré les mobilisations, les pétitions, les manifestations, il me semble qu’un pessimisme général s’est installé.
Deux grands hommes et demi de Diadié Dembélé, éd. Jean-Claude Lattès, 234 pages, 20,90 euros.
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