Rwanda : Maria Malagardis, une journaliste face au génocide
Dans un roman et un documentaire, la journaliste au quotidien français « Libération » retrace la période critique ayant mené au génocide contre les Tutsi. Une histoire qui l’habite depuis 1994.
Trente ans après le génocide contre les Tutsi, dont elle fut témoin en 1994, Maria Malagardis, grand reporter au quotidien français Libération, continue d’écrire, chapitre après chapitre, un livre qui se confond avec sa carrière de journaliste. Son roman, Avant la nuit (Talent Éditions), sorti en librairie le 3 avril, et le documentaire qu’elle a écrit et réalisé avec Michaël Sztanke et Seamus Haley, Rwanda, vers l’apocalypse, qui sera diffusé sur France 5 le 7 avril, abordent, dans des registres différents, l’histoire qui mène au génocide perpétré au Rwanda d’avril à juillet 1994. Une apocalypse dans laquelle elle-même s’est retrouvée propulsée à ses débuts en tant que journaliste et qu’elle n’a cessé depuis d’explorer.
La peur d’Agathe Uwilingiyimana est palpable
Le 7 avril 1994, vers 6 heures du matin : dans le journal de RFI, Agathe Uwilingiyimana, la Première ministre du gouvernement de transition mis en place au Rwanda à la suite des accords de paix et de partage du pouvoir d’Arusha, signés huit mois plus tôt, est interviewée par téléphone. Sa voix est posée mais sa peur est palpable. « On tire. On est terrorisé… On est à l’intérieur des maisons… On est couchés par terre. »
Dehors, des bruits d’armes à feu et de mortiers. « À mon avis, nous sommes en train de subir les conséquences de la mort du chef de l’État », analyse cette femme politique hutu issue d’un parti d’opposition et vue comme une traître par les extrémistes du « Hutu Power ».
« Cette interview est comme un déclic. Je ne pense pas encore à un génocide, mais je pressens un très grand danger », se souvient Maria Malagardis. La veille au soir, le président Juvénal Habyarimana a trouvé la mort dans un attentat. Deux missiles sol-air ont été tirés contre le Falcon 50 qui le ramenait de Tanzanie alors qu’il s’apprêtait à atterrir à Kigali et venait de promettre à ses pairs de la sous-région qu’il cesserait de tergiverser, car il repousse sans cesse la mise en œuvre des accord d’Arusha.
Dès l’aube, plusieurs opposants sont froidement exécutés par des éléments de l’armée ou de la gendarmerie. Depuis Paris, la journaliste française décrypte ces signaux funestes. Un coup d’État est à l’œuvre au Rwanda, prélude à des massacres généralisés contre les Tutsi dont nul ne peut encore prédire l’ampleur.
Quelques semaines plus tôt, alors qu’elle remplaçait provisoirement sa consœur chargée de l’Afrique au quotidien catholique La Croix, Maria Malagardis avait reçu la visite de Jean Carbonare, qui avait conduit cette année-là, avec plusieurs ONG de défense des droits de l’homme, une commission d’enquête au Rwanda. Il faisait le tour des rédactions parisiennes, s’efforçant de les sensibiliser aux risques qui planaient sur le processus de paix d’Arusha dans ce pays confetti niché au cœur de l’Afrique des Grands Lacs. « J’en suis ressortie sensibilisée à la montée des périls. Et j’ai ensuite gardé un œil attentif sur ce qu’il se passait au Rwanda », dit-elle.
Après avoir couvert l’élection de Nelson Mandela en Afrique du Sud, durant la seconde quinzaine d’avril, Maria Malagardis se rend au Rwanda pour la première fois autour du 10 mai 1994, via un vol humanitaire de l’ONG Médecins du monde contraint d’atterrir en Ouganda. « Ce fut un choc absolu. Les cadavres jonchaient le sol, j’ai dû parfois marcher dessus pour pénétrer dans une église qui était devenue un lieu de massacre, témoigne-t-elle. À Kigali, l’odeur de la mort était omniprésente et suffocante et le silence qui régnait, à la fois écrasant et effrayant. »
Un génocide méticuleusement organisé
Dans le documentaire de 70 minutes diffusé ce 7 avril sur France 5, Rwanda, vers l’apocalypse, la journaliste retrace les trois décennies qui ont conduit les élites politiques et militaires de cette ancienne colonie belge, polluée dès l’aube du XXe siècle par les préjugés ethnistes instillés par l’administration coloniale et par les représentants de l’Église catholique, à élaborer un apartheid faisant des Tutsi des parias dans leur propre pays. Au début des années 1990, mis à mal par une rébellion armée venue d’Ouganda et majoritairement composée de jeunes Tutsi contraints à l’exil au fil des décennies précédentes, le régime de Kigali dérive progressivement des massacres ciblés vers un génocide généralisé et méticuleusement organisé.
Égrenant les témoignages d’experts et de témoins rwandais, belges ou français – deux rescapées tutsi, un ancien membre des services de renseignement du régime Habyarimana, des historiens, un général français à la retraite ou encore une tristement célèbre animatrice de la Radio-Télévision libre des Mille collines (RTLM) –, Maria Malagardis et ses deux coréalisateurs font défiler en séquences successives le crescendo conduisant jusqu’à la date fatidique du 7 avril : « 1959 : la genèse » ; « 1991 : le test » ; « 1992 : la cible » ; « 1993 : la cruauté ».
D’un côté, au Rwanda, le régime Habyarimana conceptualise « l’ennemi » – qui n’est plus seulement la rébellion du FPR mais, plus généralement, l’ensemble des Tutsi vivant dans le pays. De l’autre, en France, l’Élysée s’engage résolument au côté du régime de Juvénal Habyarimana en dépit de la radicalisation de celui-ci. « Le président François Mitterrand m’a reçu en tête-à-tête et il m’a dit : “Je veux lutter contre la prééminence des Américains en Afrique. Et pour cela, j’ai besoin de voix à l’ONU, et tous les pays du champ élargi sont là pour voter pour moi” », témoigne le général Jean Varret dans Rwanda, vers l’apocalypse. Chef de la mission française de coopération militaire jusqu’en avril 1993, celui-ci fut l’un des rares officiers à sonner l’alarme plusieurs mois avant le génocide. Mais le chef de l’État français reste alors cramponné à une doxa jusqu’au-boutiste. « La force de la France à l’ONU face aux Américains, nous l’avons grâce à l’Afrique », lui avait expliqué François Mitterrand.
Six enfants hutu retrouvés morts
En parallèle à ce documentaire qui donne à voir la radicalisation progressive d’un régime qui n’aura cessé de jouer double jeu vis-à-vis d’une communauté internationale aussi naïve que passive, au risque parfois d’en devenir un peu scolaire (ambition pédagogique oblige, face à un sujet ancien qui peine toujours à se frayer une place dans les livres d’Histoire), Maria Malagardis emprunte la voie de la fiction dans Avant la nuit (Talent Éditions). Dans ce premier roman, la journaliste explore de manière plus subjective la séquence, lourde de menaces, qui précède immédiatement le génocide. En novembre 1993, dans le nord du Rwanda, un groupe de six enfants partis chercher de l’eau est porté disparu. Leurs corps sont retrouvés 48 heures plus tard. Seul indice pour élucider ce crime atroce et mystérieux – ils ont été étranglés -–, un gant censé appartenir aux rebelles tutsi du FPR. Les enfants, eux, sont hutu.
Inspiré d’une histoire vraie, évoquée dans ses mémoires par le général canadien Roméo Dallaire, qui commandait à cette époque les Casques bleus de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), ce fait divers sert de trame narrative à Maria Malagardis pour raconter, à la façon d’un polar inspiré de la grande Histoire, la montée des périls durant les cinq mois qui précèdent le génocide.
L’ombre inquiétante d’une conjuration
Au cœur du récit, un capitaine canadien de la Minuar, Ben Sinclair, épaulé par un sous-officier sénégalais de la Minuar, Ousmane Diop, font équipe malgré eux avec un tandem de journalistes venus tourner un documentaire sur l’assassinat mystérieux, commis en décembre 1985, d’une primatologue américaine dans la région des volcans : Élise, trentenaire afrodescendante travaillant pour la télé belge, célibataire sans enfant, encore portée par l’idéalisme du métier qu’elle s’est choisi ; et Bruno, son caméraman, baroudeur blasé. En cherchant à résoudre l’énigme entourant l’assassinat des six enfants martyrs, tous voient se dessiner l’ombre inquiétante d’une conjuration impliquant les hauts dignitaires du régime à l’insu d’une communauté internationale aveugle aux nombreux signaux d’alerte. « Ousmane n’avait pas oublié ce proverbe local que lui avait révélé Callixte, l’informaticien de la mission : “Tu me caches que tu me hais, et je te cache que je le sais” », écrit Maria Malagardis en évoquant le jeu de dupes qui précède le génocide.
Les mots « Hutu » et « Tutsi » ont cédé la place à la double appellation d’ « ethnie majoritaire » et d’ « ethnie minoritaire ». Et derrière les personnages de roman, les connaisseurs de cette séquence historique discerneront certains protagonistes rwandais belges, canadiens, français ou sénégalais qui, il y a tout juste trente ans, évoluaient au pays des Mille Collines à la veille du drame. Autour d’eux, la nasse se resserre inexorablement sans que personne – en dépit de signes annonciateurs, pourtant perceptibles – ne parvienne à faire dévier le destin tragique des Tutsi du Rwanda d’une trajectoire dictée dans l’ombre par des comploteurs déterminés.
Le récit s’achève dans la soirée du 6 avril 1994, juste après l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana ; et juste avant l’apocalypse qui débutera aux premières lueurs de l’aube, le lendemain. Suit un court épilogue, poignant, dans lequel l’ethnie minoritaire et l’ethnie majoritaire retrouvent leur véritable appellation de « Tutsi » et de « Hutu » et où est révélé le destin, forcément tragique, de cette galerie de personnages aux itinéraires entremêlés.
En juin 1994, durant l’opération Turquoise, puis au cours des trente années suivantes, Maria Malagardis est retournée au Rwanda à de nombreuses reprises. « Dès mon premier reportage, au début du génocide, je savais que cette histoire était en train de me prendre de manière viscérale », résume la journaliste. De fait, elle ne l’a plus jamais lâchée : « Il est nécessaire de continuer à attirer l’attention sur ce passé. Comme pour la Shoah, plus les années passent et moins on doit l’oublier. »
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