Les saveurs et les mots de Maryse Condé, par Boniface Mongo-Mboussa
Après le décès de la romancière guadeloupéenne à l’âge de 90 ans, le critique littéraire congolais revisite sa relation à l’Afrique.
Née Maryse Boucolon en Guadeloupe, de parents issus de la moyenne bourgeoisie antillaise, la jeune femme découvre l’Afrique à Paris lors de ses études à la Sorbonne. Puis, elle tombe amoureuse du comédien guinéen Mamadou Condé et débarque en Afrique, plus précisément en Guinée révolutionnaire d’Ahmed Sekou Touré, mais aussi au Sénégal et au Ghana. Une expérience un peu décevante.
Ni africaine ni française, mais antillaise
C’est dans ce contexte qu’elle écrit son premier roman, Heremakhonon, qui évoque le destin de Véronica, née comme elle dans une famille petite-bourgeoise guadeloupéenne et qui, au moment de sa scolarité à Paris, est happée par les mouvements des décolonisations et part en Afrique en tant que coopérante française. Mais la rencontre avec le continent se révèle impossible. Pour deux raisons. La première est narcissique, elle supporte mal l’indifférence des Africains à son égard. La seconde est politique. Arrivée dans l’euphorie du marxisme, Véronica perd très vite ses illusions sur l’Afrique révolutionnaire.
Quête initiatique, Heremakhonon s’apparente à certains égards aux Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, et peut être lu comme le récit du désenchantement. Fuyant le mimétisme antillais, Véronica se retrouve dans une Afrique corrompue. Ne se sentant ni africaine ni française, elle finit, au moment de son retour à Paris, par s’assumer. En fait, c’est en Afrique que Véronica se découvre antillaise.
Richard Wright dans le Ghana de Kwame Nkrumah
On pourra tracer un parallèle fécond entre l’itinéraire de l’héroïne de Maryse Condé et celui de l’écrivain africain-américain Richard Wright au moment de son séjour dans le Ghana de Kwame Nkrumah. Rappelons rapidement les faits. En 1954, sur les conseils de son ami George Padmore, Richard Wright se rend au Ghana pour visiter le continent de ses aïeux. Mais le dépaysement est total. Ancien marxiste, marqué par l’existentialisme sartrien, Richard Wright éprouve un immense malaise devant les institutions traditionnelles africaines. Cette expérience est racontée dans un livre très critique, Puissance noire (1955), dans lequel Richard Wright exprime son horreur devant les rites de l’Afrique et son dégoût de la saleté. Tout au long du livre, le romancier africain-américain décrit un Ghana puant au sens physique et moral du terme. Et l’incompréhension est totale entre les Ghanéens et ce cousin hautain d’Amérique. « Ils étaient noir, j’étais noir, dira-t-il, mais ils m’appelaient Blanc. »
À sa sortie, Puissance noire fut accueillie par une critique virulente. Les Africains-Américains reprochèrent à Richard Wright son radicalisme ; les Européens le trouvaient injuste à l’égard de l’œuvre missionnaire occidentale au Ghana. Si Puissance noire a choqué tant les Africains-Américains que les Africains, il a en revanche eu un mérite : celui d’avoir permis à Richard Wright de s’assumer dorénavant comme citoyen américain à part entière et de ne plus rêver d’une Afrique fantôme tant louée par certains Africains-Américains.
Il en est de même pour Heremakhonon, de Maryse Condé. Ce roman a livré à son auteur son identité antillaise. C’est aussi à cette période qu’elle écrit Ségou, son best-seller qui devait lui apporter une gloire internationale.
Ségou, splendeurs et misères de l’ancien royaume malien
Ségou, cette saga sur la splendeur et les misères de l’ancien royaume malien, est à la fois un acte de gratitude et d’adieu à l’Afrique. Ségou inaugure par ailleurs la carrière littéraire et universitaire de Maryse Condé aux Amériques. Et c’est à partir des États- Unis qu’elle revisite son enfance en Guadeloupe dans un essai : Le Cœur à rire et à pleurer, où elle revient sur son adolescence et donne de ses parents l’image d’un couple aliéné au sens où l’entend Fanon dans Peau noire, masques blancs.
Si, dans sa fougue juvénile, Maryse Condé doutait à peine du bovarysme de ses géniteurs, le regard qu’elle porte sur eux avec le poids du temps est tout en nuance. Dorénavant, elle approche les faits en tremblant tout en gardant une dent contre sa mère. C’est ici que réside le sens de toute sa tendresse à l’égard de sa grand-mère maternelle, Victoire, qu’elle campe dans son récit Victoire, les saveurs et les mots, paru en 2006 aux éditions Mercure de France.
Née à la fin du XIXe siècle à Marie- Galante (en Guadeloupe) d’un père inconnu blanc et analphabète, Victoire est placée chez un maître blanc chez qui elle apprend la cuisine et fera plus tard le bonheur de ses employeurs. Mieux : elle est imaginative, concocte des mets personnels. Dans ce récit, Maryse Condé place ses pieds dans les empreintes de sa grand-mère et trace un parallèle fécond entre l’imagination culinaire de son aînée et la sienne, en sa qualité de romancière. D’où le sous-titre du récit : les saveurs et les mots.
« Cuisiner, dira-t-elle dans un entretien, c’est aussi inventer, s’accommoder de ce que l’on trouve, innover. Le désir de créativité qui anime l’écrivain et celui de la cuisinière sont exactement les mêmes. L’un se sert de mots, l’autre utilise des ingrédients, des saveurs et des épices pour créer de la beauté, de l’agréable, retenir les gens, leur donner du plaisir. Faire un tajine avec des mélanges inattendus et un livre avec un sujet choquant, des métaphores, des images, c’est pareil. » C’est dit. C’est net.
J’ai toujours considéré Victoire comme le texte testamentaire d’une romancière qui, après avoir cru aux idéaux qui ont secoué le vingtième siècle, a retrouvé sa sérénité dans le plaisir du texte et du palais. Car elle fut aussi, selon ses proches, une excellente cuisinière. Une démarche que l’on peut également interpréter comme l’éloge du faire sur le dire. Agis et tais-toi. Tout le reste est littérature.
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