En Tunisie, les petites mains du ramadan

Pendant le ramadan, des Tunisiens en situation précaire cherchent un complément de revenus, généralement en proposant des produits alimentaires faits maison. Ces métiers informels et temporaires se multiplient avec la crise économique.

Un vendeur ambulant lit le Coran à Tunis.

Un vendeur ambulant lit le Coran à Tunis.

Publié le 8 avril 2024 Lecture : 5 minutes.

Devant l’arc de la porte de Bab El Bhar à Tunis, en plein centre-ville, Seifeddine, 20 ans, un plateau de tiramisu à la main, se faufile dans la foule rassemblée après la rupture du jeûne pour assister à un son et lumière. Une aubaine pour le jeune homme qui vit à quelques encablures de la médina. « Des soirs comme celui-là, c’est parfait pour nous. Les gens veulent sortir s’amuser, on arrive à bien vendre », estime-t-il.

Avec d’autres jeunes du quartier, ils ont monté un business informel de vente de tiramisu préparé par leurs mères. Ils sont cinq à se partager cette place à l’entrée de la médina où les jeûneurs affluent après l’iftar, pour l’ambiance nocturne de la vieille ville. « C’est la première année que je fais ça, ça me permet de gagner un peu d’argent pour les vêtements de l’Aïd ou pour aider ma mère à payer les charges », continue cet étudiant qui suit une formation d’aide-soignant. Ils ont adopté la mode du tiramisu après avoir découvert, sur les réseaux sociaux, les résultats de la vente d’autres jeunes des quartiers populaires l’année dernière. Aujourd’hui, ils sont partie prenante de ce commerce informel qui se développe pendant le mois sacré et les soirées estivales, lorsque les Tunisiens sortent et sont plus enclins à la dépense.

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Dans un contexte de crise économique, avec un taux d’inflation à 7,5 % et un taux de chômage qui avoisine les 40 % pour les jeunes entre 15 et 25 ans, l’économie informelle reste un moyen de débrouille privilégié pour de nombreuses familles dont les dépenses augmentent pendant le ramadan à cause des courses alimentaires et vestimentaires pour l’Aïd. Le coût de cette tenue est estimé à 250 dinars (74 euros) pour les enfants et près de 450 (133 euros) par adolescent, selon l’Organisation tunisienne pour informer le consommateur (Otic) qui évalue une hausse de 10 à 15 % du budget par rapport à l’année passée. Des prix qui restent « acceptables », selon le ministère du Commerce.

Les barrières administratives et financières encouragent l’informel

À la fin de la nuit, d’autres vendeurs prennent la relève pour la journée. Ils proposent notamment les feuilles de malsouka pour faire la brick à l’œuf traditionnelle, élément important dans le repas de rupture du jeûne. Au marché de l’Ariana, au nord de Tunis, dès le matin, des femmes s’installent et empilent leurs sacs plastique remplis des fines galettes qui se vendent à la douzaine. Pas de stand mais un gros seau retourné sur lequel sont entassées les feuilles de brick. Pour Fatma Baccouche, 50 ans, résidente du quartier d’El Bassatine, cette activité du ramadan est plus que nécessaire pour elle qui gère sa propre échoppe de vente de mélouis [des crêpes feuilletées] le reste du temps.

« Pendant le mois saint, vu que mon activité se déroule principalement en journée, je ferme la boutique et je me consacre à la fabrication des feuilles de brick que je viens vendre ici. Mes enfants m’aident pendant leurs vacances, cela nous permet de gagner autant, voire plus que mon commerce de mélouis, et de ne pas m’arrêter de travailler », explique cette mère de deux enfants. Elle reconnaît que la concurrence est rude, « il y a beaucoup plus de vendeurs qu’avant au marché, beaucoup de gens sont dans le besoin et vendent ce qu’ils peuvent pour boucler les fins de mois. »

« Cette prolifération de petits métiers est difficile à quantifier avec des données précises mais elle s’observe de façon empirique d’année en année. On peut l’expliquer par plusieurs facteurs », analyse Louai Chebbi, co-fondateur de l’ONG Alert. « Le micro-entrepreneuriat en Tunisie n’existe pas, ou il est très rare à cause des restrictions administratives et de l’investissement qu’il requiert, inaccessible pour des personnes déjà en situation précaire. Ces barrières font que l’informel reste la règle même si du coup, il y a peu de contrôle sur l’hygiène etc… Le consommateur y gagne aussi car les produits faits maison sont moins chers que dans les grandes surfaces », ajoute-t-il.

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Pour Fatma, le recours à l’informel est plus que nécessaire car les revenus des feuilles de brick ne sont pas seulement destinés à l’achat de vêtements pour l’Aïd. « Mon mari est malade et je suis locataire, donc je dois répartir le budget en fonction de ces charges. L’argent que gagnent mes enfants lorsqu’ils m’aident sert pour leurs fournitures scolaires. Nous faisons ça à chaque ramadan, cela nous permet de vivre avec dignité et de rien demander à personne », explique-t-elle.

La tolérance des autorités

Même situation pour Ameni Kasraoui, à Bhar Lazreg, un quartier du nord de Tunis. À 43 ans, elle s’installe au bord de la route pour vendre des salades méchouia et du pain tabouna qu’elle confectionne grâce à des fours construits sur un terrain vague. « J’ai commencé à faire ça il y a quatre ans, même hors ramadan, car les revenus de mon mari ne suffisaient plus avec l’augmentation du coût de la vie », raconte cette mère de deux enfants qui broie les poivrons grillées avec une boite de conserve vide. « D’habitude, je le fais au mehres (mortier) mais là, avec les quantités que je dois abattre pendant la période sainte, c’est trop fatiguant pour mon poignet », explique-t-elle. Une fatigue qu’elle endure avec détermination car les commandes augmentent pendant le ramadan : chaque jour, elle vend tout ce qu’elle cuisine. « Je fais aussi sur commande des fricassés (petits sandwichs frits) et des bricks danouni [à base de pâte de semoule]. Les gens me connaissent, ça fonctionne par téléphone et par le bouche-à-oreille », poursuit-elle. Elle a même reçu un feu vert implicite de la municipalité pour travailler, faute d’autorisation ou de cahier des charges pour gérer ce type de commerce sans local.

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Cette « tolérance » des autorités est à prendre avec précaution, souligne toutefois Louai Chebbi. « Les capacités de contrôle sont très limitées. Il y a peu de brigades de contrôle économique, et elles sont déjà occupées à contrôler les infractions économiques qui pullulent pendant le ramadan et à confisquer les denrées périmées ou de contrebande stockées par certains commerces », explique-t-il. Un excès de contrôle sur ces micro-entrepreneurs du ramadan pourrait aussi menacer la paix sociale dans un contexte où les vendeurs ambulants font partie intégrante du paysage économique en Tunisie. « Un coup de filet n’aura pas d’effet positif en terme de communication politique et son impact risque d’être éphémère », conclut l’analyste.

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